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Herbert Ragemoor est le maître du château. Solitaire et misanthrope, il n’a pour seule compagnie que Bodrick, son majordome à la tête de domestiques mystérieux et non humains. Tandis que le père d’Herbert a depuis longtemps perdu la raison. Il est devenu le passager clandestin de ce château dans lequel il erre dans un dédale qui toujours se transforme du jour au lendemain. Aussi, ce dernier parle-t-il une langue étrange avec une familiarité entière, comme s’il l’avait apprise. Dehors, une mystérieuse garde (des singes) surveille le château, l’en défendant de tout intrus. Or, voilà qu’un beau jour, débarque à Ragemoor, l’oncle d’Herbert accompagné de sa sculpturale et très troublante fille, Anoria. Celui-ci rêve en fait de prendre possession de Ragemoor et de renvoyer Herbert et son père chez les fous. Mais les singes qui gardent le château ne vont pas l’entendre de cette oreille ; Sans parler de ceux qui vivent dans les entrailles et qui servent une force très ancienne, celle-là même qui a édifié Ragemoor, avec du sang païen. S’engage alors une lutte sans merci entre l’héritier et l’usurpateur, tandis qu’un certain Tristano semble ne pas laisser indifférente Anoria, pour laquelle Herbert nourrie une passion aussi folle qu’aveugle.
Cela faisait sept longues années que l’on n’avait plus lu Richard Corben dans notre hexagone, ce pape de l’underground graphique des années 70. Jadis, une oeuvre aussi foisonnante que Den, alliant grotesque et sophistication extrême en une espèce de symphonie barbare, avait beaucoup marqué les esprits, en des temps alors peut-être plus enclins à ce genre d’ovnis graphiques. Chose peu retrouvée à notre époque plus schizophrène, toujours déchirée entre un puritanisme hypocrite et un laxisme dévoyé parce qu’aveuglé par le virtuel. On pourrait facilement déduire de ça que Corben, c’est la parfaite fusion entre deux époques, celle où il inventa un style à part entière, aux formes arrondies, pour ne pas dire voluptueuses, et celle que nous connaissons à présent, plus anguleuse dans les traits, reprenant la petitesse Corbenienne pour la penser comme d’un rapport de valeur inversé où on redéfinirait enfin tout sous un angle radicalement opposé aux proportionnalités à la Buscema. Paradoxalement, Corben, c’est l’exact opposé de ce système. Corben ne refait tien, Corben invente depuis plus de trente ans. Si bien qu’à chaque nouvelle création de ses mains on se retrouve encore et toujours à admirer un rendu presque unique, sincère dans ses formes. Ce ne sont plus des personnages, ce sont des poupées gonflables qui soudain se voient remplies d’une vie infernale, entière, avec des motivations encore plus radicales que celles des hommes ; C’est justement ce « trop plein » qui fait de chaque personnage de Corben le porteur d’une force qui accapare le lecteur d’une sorte de besoin à satisfaire le regard, comme s’il ne faisait là que de lire un roman ou une nouvelle dans la plupart des publications de l’artiste.
Subtile variation sur « La chute de la maison Usher » de Poe, agrémentée d’apports Lovecraftiens (les serviteurs, ceux qui vivent dans les entrailles du château, etc...) ainsi que divers emprunts à la Hammer, aux monstres de foire, Ragemoor est une œuvre monstre entraînant les protagonistes en même temps que les lecteurs dans une espèce de vaste rituel de transmutation où, de l’urbain au biologique, il s’agit toujours plus de survivre dans un univers aussi incompréhensible que fatal. Car tout est fatal dans cette histoire, de l’amour à la transformation, laissant à la mort le loisir de choisir ceux qu’elle prend et ceux qu’elle laisse à cette éternité solitaire dans laquelle le monstrueux semble la seule parade à son absurdité. Il en résulte un sentiment de vertige absolu qu’étrangement on savoure avec délectation. Les ombrés très marqués qui emplissent ces poupées de théâtre offrent à cette histoire un cachet d’authenticité comme il s’en était plus vu depuis longtemps en bande dessinée. Comme si, nous ne faisions soudain que nous contempler, nous mêmes, dans ce labyrinthe artistique stylé où il ne s’agit encore et toujours que d’exorciser la désespérance existentialiste de ne jamais savoir. Notons enfin que si un très grand personnage comme François Truchaud a choisi de faire la préface d’un tel livre c’est que l’évènement se devait d’être salué comme il se devait. Truchaud, découvreur et propagateur génialissime de l’oeuvre de Robert Ervin Howard chez Néo dans les années 80, nous offre une préface claire et subtile qu’il conviendra de lire avant toute entrée en matière afin de mieux comprendre pourquoi Corben est un créateur essentiel du neuvième art. Son dessin subtile et profond est ici mis au service d’un scenario de Jan Strnad très exigent et assez tourmenté pour nous parler à plus d’un titre.
Emmanuel Collot
Ragemoor, Richard Corben & Jan Strnad, Editions Delirium, préface et traduction de François Truchaud, 120 pages, 20 Euros.
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