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  Sommaire - Nouvelles -  EPHÉMÈRA


"EPHÉMÈRA"
de
Alain Fillion

 

"EPHÉMÈRA"
de Alain Fillion



Jahel fortune, un ancien pilote de la ligne mars-croix du sud, avait la ferme intention de visiter Éphémèra. Il ne courait que des rumeurs élogieuses à propos de cette planète lointaine de l’amas beta cygnus. Sans prétendre à la certitude, on disait que si ce n’était pas le paradis, c’était l’endroit de la galaxie qui s’en rapprochait le plus.
Jahel était prêt désormais à aborder ce jardin secret des dieux, où, d’ailleurs, un ami lui demandait de porter un courrier à la compagnie Mécatronics.

Il a pris sa place dans la longue queue du bureau de l’émigration. Dzoralsk, le Sauridé de Véga chargé des autorisations, fixait le voyageur de ses prunelles rouges disparates, en émettant un gargouillis rauque. Le transducteur neuronal traduisit d’une voix monocorde :
– Nom, âge, espèce, origine ?
– Jahel Fortune, 145 ans, humain, né sur Andromède.
– Motifs du voyage ? reprit Dzoralsk. Il enregistrait les données avec ce qu’on aurait pu prendre pour un soupir de lassitude, qui pouvait signifier : « Encore un ! »
– J’y vais en vacances, j’adore les voyages, précisa Jahel.
– Durée du séjour ?
– J’ai dit à mon appartement que je serai absent pour une durée indéterminée.
– Avez-vous une combinaison de survie à recyclage, M. Fortune ?
– Mmm...Oui... enfin... les joints ne sont plus très étanches mais...
– Je vois, prenez-en une, là-bas, dans le présentoir en sortant. Les joints sont éternels, lança le saurien avec un haussement d’épaules qui traduisait un mépris amusé.
– Je vous dois combien ?
– C’est gratuit. Choisissez la couleur qui vous fait plaisir !
– Je vous en suis reconnaissant, dit Jahel en un simple murmure de gratitude. Le visage grotesque s’était orné de quelque chose comme un sourire. Les yeux du sauridé se sont agrandis de moitié, tandis que sa langue pourpre et poilue léchait les dents jaunâtres.
– Sincèrement, nous vous souhaitons un agréable voyage, M. Fortune !
– Et le prix du billet ? Insista Jahel en extrayant une pile de jetons rouges de son havresac.
– On vous l’offre ! lança le reptile de Vega, avec un éclat de rire guttural. Une manifestation que le bureau de l’immigration interpréta aussitôt en désactivant l’interface de sécurité.
L’entretien était clos.
Jahel choisit une combinaison mauve et s’éloigna sans un regard en arrière.
Sur l’aire d’envol, le vaisseau blanc métallisé resplendissait sous le soleil dans un halo de vibrations ionisées. Le vol direct était complet, mais Jahel trouva une place libre à bord du São Vicente, le charter orbital de Ganymède, avec un changement sur Orion. C’était à ses risques et périls, mais voilà trop longtemps que Jahel voulait connaître les délices d’Éphémèra. Il ne pouvait plus attendre. Son filtre neuronal activé, il s’installa sur la semi-couchette du troisième rang à droite. Dès que la phase bruyante du décollage fut achevée, il se tourna à demi vers la créature assise à côté de lui.
– Vous allez aussi vers la nébuleuse d’Orion ?
– No, je moi descendéré Mars-Sud, senior ?
– Moi, je vais sur Éphémèra. Une visite professionnelle, et ensuite quinze jours de congé ! lança Jahel, le visage rayonnant de plaisir.
– Éphémèra ! répliqua aussitôt le rat mutant, avec une intonation admirative dans la voix.
– Vous connaissez ?
– Pa konet, mé entendu parléré.
– C’est comment ?
– Ça koman ? Ça paradiso, senior !
– Et que dites-vous de ces clones enchaînés sur le pont inférieur ?
– Ça, cargaison Klon fouisseurs.
– Ah ! Je comprends, c’est du personnel pour les mines, a répliqué Jahel évasif. Justement je dois rencontrer là-bas un ingénieur de la compagnie Mécatronics.
– Ya, ma... prendéré guarda !...
C’est à cet instant que la tempête de particules solaires a frappé furieusement le flanc gîté du vaisseau, tandis que des détonations formidables ébranlaient la coque, qui donnait de la bande sur tribord. Le voisin de Jahel, agrippé à son fauteuil, mourait de frayeur à chaque fois que le São Vicente piquait du nez dans le creux des lames gravitationnelles, qui balayaient les parois du cargo depuis la proue jusqu’à la poupe.
– N’ayez pas peur, lui a crié Jahel, ce n’est qu’une tempête magnétique !
En descendant du vaisseau sur le spatioport de Mars-Sud, la créature a grommelé d’une voix où perçait une nuance de terreur : – Prendéré guarda …...visitors pas revenir !
Le reste de ses paroles fut noyé dans le bruit des moteurs d’impulsion. Jahel suivit des yeux la silhouette frêle du rat mutant, s’éloignant vers la grève dorée, soulignée en arrière plan par la frise bleutée de la calotte polaire martienne.
– Bah ! Pas étonnant qu’ils ne veuillent pas revenir, songea-t-il en se frottant les mains, qui voudrait revenir du Paradis ?
Quelques semaines plus tard, l’astéroïde Ephémèra se profilait sous la coque du São Vincente. Au moment de l’approche finale, Jahel fut surpris de découvrir un monde gelé, recouvert de glace d’ammoniac et de méthane. La voix feutrée de l’ordinateur de bord disait qu’un cryovolcanisme lié à l’énergie interne de l’astéroïde, pourrait être à l’origine de son atmosphère, en crachant périodiquement le méthane gelé enfoui sous sa surface.

Le lendemain à l’aube, Jahel était encore un peu raide, et n’avait pas vraiment envie d’aller à son rendez-vous à la Mécatronics, lorsque le groom de l’hôtel, un andro blond et bronzé, l’a réveillé avec ces mots :
– Mademoiselle Ofélia désire vous voir !
– Moi ? répondit-il, encore abruti par le long voyage.
– Oui, vous, monsieur, vous êtes bien Jahel Fortune ?
– Oui, et alors, d’où appelle-t-ELLE ?
Elle a dit sur son portail neuronal, qu’elle sera dans un quart d’heure à Marina Paradiso, au bar de la plage.
Jahel s’est habillé en vitesse, puis il est descendu par l’ascenseur de grande profondeur vers Marina Paradiso, en suivant les indications du groom. En arrivant sur la plage artificielle, il aperçut Ofélia, qu’il connaissait de nom, tenant dans sa main un chocolat glacé aux algues bleues. Sous le soleil artificiel d’un faux plafond azuré, le regard de la jeune femme se cachait derrière des lunettes de soleil anticerne.
S’enduisant le corps avec de l’aqua gel hydratant elle offrait aux rayons de l’astre virtuel la grâce frêle de ses épaules nues et duveteuses.
D’une voix un peu cassée et inimitable, elle questionna Jahel :
– Alors, bien remis du voyage ?
– Mouais…si on veut. Comme ce monde est étonnant ! Quel contraste entre la surface et la ville souterraine ! lui répondit Jahel.
– N’est-ce pas ? reprit la jeune femme en baissant le volume de son home-cinéma, où braillait une chanteuse de blues des années 2050.
– Il est là, votre directeur ?
– Je l’ai prévenu de votre visite.
– Ah ! Merci, c’est bien à lui que je dois remettre les dernières instructions de la Mécatronics ?
– Je ne suis que stagiaire en bionique au service médical, mais je les lui remettrai, si vous voulez. Elle eut un soupir en finissant son sorbet. Vous ne l’avez donc pas vu ?
– Non, je débarque tout juste sur la planète. C’est un simple service que je rends à votre société, je suis en vacances !
– Ah ! C’est pour ça que vous n’avez pas vécu la secousse sismique.
– Quoi ? Un tremblement de terre ? A répliqué Jahel, ébahi.
– Oui, il y a trois jours, le sol d’Ephémèra a tremblé, dit-elle en acquiesçant.
– Le sol ? Je croyais que c’était les effets des machines fouisseuses.
– Oui, en partie, mais…
– Vrai ?
– Absolument.
– Vous vous moquez, là !
– Du tout.
Jahel porta à ses lèvres le rhum de Ganymède qu’il avait commandé au synthétiseur en arrivant, et ferma un instant les yeux, laissant la brise venue des ventilateurs, ébouriffer ses cheveux. Il a rouvert les yeux, et jeté un regard angoissé vers la masse imposante des fausses falaises, avec la pensée subite et incontrôlée qu’elles pouvaient s’écrouler d’une seconde à l’autre.
– J’espère que vous n’avez pas fait tout ce chemin pour les paysages en carton pâte de notre vaisseau ?
– Un vaisseau ? répondit Jahel, interloqué.
Ofélia marqua une pause avant d’ajouter : Éphémèra est un astéroïde transformé en vaisseau de l’espace.
– Par la Mécatronics ?
– Oh ! Non. Il y a sans doute des millions d’années, une race humanoïde extra galactique a aménagé l’astéroïde.
– Dans quel but ?
– Pour le rapprocher des planètes de l’amas, ils ont construit un système de propulsion gravitationnelle.
– Ils avaient occupé le planétoïde pour ses mines ?
– C’est tout à fait cela. Pour les mines de plasmium. Les moteurs ont consommé tout l’oxygène respirable et sont désormais éteints depuis des centaines de siècles. Nous avons trouvé refuge dans les pyramides géantes souterraines qu’ils avaient bâties, avant que les mers de méthane gelé ne les engloutissent à plusieurs centaines de mètres sous la surface.
– Et les réserves de ce...ce plasmium sont restées intactes ?
– Bien entendu, le plasmium constitue 70 % du sous-sol de l’astéroïde.
Jahel voulut changer de sujet :
Ces vibrations souterraines doivent influer sur les comportements, ne le pensez-vous PAS, mademoiselle ?
– Possible, mais...commença la jeune femme en levant les mains avec une expression de coquetterie évasive, je dois filer maintenant, un appel sur le réseau neural. A demain, M. Fortune, retrouvons-nous ici même !

Jahel se leva pour quitter le bar de la plage, tandis qu’elle s’engouffrait dans l’ascenseur principal. Il a regardé les faux Faraglioni. Le sommet des géants de pierre factices, éclairé d’une lueur rose pâle, semblait onduler dans la brise sibilante des conditionneurs d’air. Il se demandait ce que c’était que le plasmium, mais cela pouvait attendre le lendemain. Il regarda disparaître la jeune fille, dans un nuage vaporeux, une image à épingler plus tard dans ses souvenirs de vacances.
Le lendemain, Jahel retrouvait Ofélia au bureau de la compagnie, comme convenu. Elle arborait une casquette blanche avec le logo Ephémèra Mécatronics Racing brodé sur la visière. Elle portait une mini jupe bleue marine fantaisie et un t-shirt blanc, sur lequel était imprimé un bobsleigh.
–Vous partiez faire du sport peut-être ? a demandé poliment Jahel en la regardant d’un air emprunté.
– Non, je vous emmène en balade.
– En balade ! Et où cela ?
– Au bout du monde, répliqua Ofélia, avec un sourire ravageur.
– Du monde ?
– De l’astéroïde, en tous cas, précisa-telle en ajustant sur ses yeux une paire de lunettes de soleil démesurées.
– Ah ? Et pour quoi faire ? Questionna Jahel, qui éprouvait une sourde admiration pour cette fille déroutante, son allure, sa désinvolture affectée.
– Je dois aller en surface, répondit-elle. Le réchauffement du climat vient de faire ressurgir des ruines. Mais attention ! Vérifiez les joints de votre combinaison de sécurité, à cause des radiations et des vents catabatiques.
Cette promenade dans le ciel d’Ephémèra était un enchantement. Aucun endroit au monde n’avait jamais égalé la beauté de celui-là. La navette, luttant contre le blizzard a effectué un large virage au-dessus de Point Zéro. YB12, l’androïde-pilote, s’est retourné vers le siège arrière et, d’une voix qui s’efforçait de dominer la tempête, il s’est adressé à Ofélia.
– Le paysage a encore changé, mademoiselle !
D’après les manuscrits anciens, des myriades de plantes couvraient jadis une immense plaine blanche. Dans des temps très reculés, les lichens, les mousses brunes, les pâquerettes et les baies sauvages couvraient le sol où subsistaient çà et là des plaques de permafrost.
– Oui, répondit Ofélia, les pluies d’hydrocarbures ont cessé, mais les blizzards ne s’arrêtent jamais, ni le jour ni la nuit. Ils sont devenus si violents qu’on ne pourra bientôt plus séjourner en surface.
– Et cette mer, quel est son nom ? demanda Jahel en désignant une vaste étendue gelée qui se rapprochait sous les ailes de la navette.
– C’est l’océan glacial de méthane.
– Hallucinant !
La navette survola Point Zéro, où une grande pyramide brillant dans le crépuscule, apparaissait entourée d’autres pyramides plus petites, nichées au bord du bras de mer glacé.
– Mais ça ressemble à Teotihuacan ! s’écria Jahel stupéfait.
– Nous n’avons pas encore déblayé toute la glace répondit YB12. Il fallait des motopompes plus puissantes. J’en achèterai demain sur Gamma Cygnus.
– Pendant ce temps j’irai à la pêche aux diamants, a dit Ofélia émerveillée.
– Il en reste des tonnes à l’aval du fleuve d’ammoniac, vers le cap Arcturus, répondit Yb12.
– Comment tout cela a-t-il pu rester secret ? S’étonna Jahel.
– Trop de vent. Si on ne connaît pas l’endroit avec précision, on risque d’errer pendant des jours, déporté par les cyclones tournoyants. Voilà pourquoi aucune navette ne s’aventure par ici.
Le convertible s’est posé en vol vertical sur une sorte d’iceberg tabulaire. YB12 a sauté hors de l’habitacle, en contemplant pensivement les trois lunes qui faisaient songer à des fruits épicés.
– La Grande Conjonction est pour bientôt, murmura l’andro avec un regard significatif vers Ofélia, tandis qu’ils approchaient de la pyramide.
Une cité en ruines s’étendait le long d’une large avenue principale qui était en réalité un réseau de bassins de méthane gelés entourés de loggias, d’ambulatios, de belvédères, de pyramidions formant des îlots entre les allées glacées. Tout cela n’était d’aucun âge, d’aucun lieu réellement connu des humains.
Avant la nuit complète, ils ont tiré les dernières motopompes jusqu’à l’extrémité nord de l’allée centrale.
– C’est là que résistent les derniers blocs de glace, a précisé YB12.
Les motopompes ont craché pendant des heures un puissant jet acide retombant en cascades sur le dernier dôme de glace qui fondait à vue d’œil. Bientôt sont apparues les arrêtes de ce qui ressemblait à une autre pyramide. Elle brillait comme un poisson d’argent sur la cascade ruisselante.
– C’est extraordinaire, YB12 ! S’ECRIA Jahel, émerveillé.
– Quoi donc, Señor ?
– Cette pyramide figure exactement à la même place que la pyramide de la lune dans la cité de Teotihuacan.
– Je ne pourrai pas le dire, Señor, je n’ai jamais mis les pieds sur la Terre.

Il fallut se rendre à l’évidence, la pyramide était entièrement recouverte de plaques métalliques brillantes comme du lanthanium au soleil couchant. Chaque centimètre carré du parement rutilait comme si cette inconcevable structure venait d’être achevée un instant plus tôt. Les parois semblaient émettre leur lumière propre, une lumière rappelant le néon mais plus ténue, plus diffuse. Une légère clameur, comme un bourdonnement lointain semblait émaner du centre de l’édifice. Mais la nuit étant trop noire pour continuer, ils se sont repliés sur le bunker de Point Zéro afin d’y prendre une nuit de sommeil réparateur.
Dans sa combinaison étanche, Jahel est resté longtemps le cœur battant, un cauchemar intermittent semblant vouloir s’immiscer dans ses rêves. Un vague malaise s’était emparé de son esprit qui rêvait d’usines souterraines baignées dans une lueur de morgue où l’on manipulait des corps…
Le lendemain à l’aube, les cauchemars s’étaient envolés. Ils sont repartis vers la pyramide, afin de l’examiner sous son vrai jour. Étrange impression, d’abord, que de voir cette cité se dresser devant le soleil levant dans une majesté éclatante. Comme un décor planté là par les dieux, la pyramide aux faces brillantes sous les rayons matinaux de Beta Cygnus, présentait à sa base l’ouverture d’une étroite galerie à l’intérieur de laquelle il avait été facile de se glisser en baissant la tête. Cette galerie s’enfonçait en pente douce dans les profondeurs, évoquant les abysses. Un bourdonnement ténu perçait à travers des milliers d’années d’oubli. Après être descendus dans un puits de lumière parcouru par un escalier diaphane, ils ont débouché dans une chambre au milieu de laquelle se dressait un étrange monolithe noir, d’où semblait provenir un grondement sourd.
– C’est peut-être leur centrale d’énergie gravitationnelle, suggéra Jahel.
– Ou quelque chose de plus dangereux répliqua Ofélia, retournons au bunker, je n’ai pris aucun appareil de mesure avec moi.
Jahel prit la main D’Ofélia qui semblait parcourue par un frisson. Son intuition lui disait qu’il était arrivé ici des événements impénétrables, dépassant toute conjecture devant lesquelles les siècles avaient tiré un voile mystérieux. Sur le chemin du retour, penchés en avant pour lutter contre le vent qui hurlait contre les angles métalliques des édifices, ils marchèrent vers le bunker d’entrée des souterrains du Point Zéro.
– Passez donc chez moi après-demain, j’habite une « villa », dans le conduit six, au vingt-troisième niveau, proposa la jeune femme en serrant la main de Jahel.
– C’est entendu, j’y serai, répondit-il, ému.
Deux jours après, Jahel a pris la direction de la « villa » D’Ofélia. Elle était située dans un des lieux les plus reculés de la ville souterraine. La maison, entourée d’une sorte de bulle plasmoïde translucide aux reflets irisés, offrait une vue imprenable sur le décor bien imité des Faraglioni de Capri.
Jahel est entré dans un immense salon rempli d’invités : des ingénieurs de la compagnie Mécatronics, des créatures venues pour affaires ou pour le plaisir, des quatre coins de la galaxie. Les femmes, jolies et nombreuses, avaient pris place sur des sièges hyperboliques, troublants par leur isolement dans la pièce immense. Jahel aperçut Ofélia, près d’une cheminée raffinée, au manteau taillé dans un marronnier brut factice. Une petite ouverture vitrée au fond de l’âtre donnait sur les falaises grandioses des faux Faraglioni.
– Salut ! lança Jahel en l’abordant.
– Bonjour ! Que dites-vous de ma maison ? Répondit Ofélia, d’un air enjoué.
– Sublime. Vous l’avez achetée toute faite, ou vous l’avez construite vous-même ? demanda-t-il et en essayant de plaisanter.
Ofélia répondit en riant qu’elle avait acheté la « villa » toute faite. Mais, lui montrant, d’un geste ample et lent, la paroi à-pic, les trois gigantesques reproductions des rochers de Capri, grandeur nature, sur fond d’un décor imitant le rivage de Paestum, elle ajouta :
– Moi, je n’ai fait que dessiner le paysage.
La répartie fit sourire Jahel qui s’avança jusqu’au buffet. Il commanda au droïde en veste blanche et nœud papillon un pur malt millésimé, en provenance de distilleries les plus confidentielles de Thétys. Il jeta un regard à travers la baie, avec l’impression que la « villa » voguait doucement vers le large. Au loin, les Faraglioni avaient pris une teinte vineuse. Après avoir dit quelque chose à propos de la sono, qui jouait la bande originale d’un film rétro terrien, Jahel ajouta, en criant presque pour dominer le bruit en sous-sol :
– Ça peut durer longtemps, ce grondement souterrain ?
– L’éruption la plus longue a duré trois mois, mais en général cela dure entre un et deux mois, répondit Ofélia.
– Charmante perspective pour moi, qui comptais m’embarquer pour la Terre, dans quelques jours, a marmonné Jahel, avec une nuance de regret contrit dans la voix. L’expérience de la veille, et celle de ce jour, étaient si inconcevables que la peur se mêlait maintenant à une sorte d’excitation permanente, à chaque rencontre avec la jeune fille. Il s’est tourné vers elle :
– Au fait, chère Ofélia, ne pourriez-vous m’appeler Jahel ?
– Tutoyons-nous, si vous voulez, cher Jahel.
– Volontiers ! Et maintenant, dis-moi ce que c’est que le plasmium ; de quoi s’agit-il ?
– C’est un élément qui n’existe que sur Ephémèra. Il est remarquable par sa malléabilité, sa transparence et sa résistance aux chocs ; allié à de faibles quantités de bore et de duranium, c’est un matériau essentiel pour les parois des bulles de survie.
– Qu’est-ce qu’il apporte de plus que le plastique ?
– C’est une sorte de cristal souple à mémoire de forme.
– Ah ! Je vois, une créature peut respirer son propre mélange vital, tout en flottant en milieu hostile dans une atmosphère d’ammoniac ou de méthane.
– C’est ça, et si la bulle se déforme au contact d’un obstacle, un coup du plat de la main, et hop ! Elle reprend sa forme originelle.
– Je comprends, maintenant, l’engouement suscité par Ephémèra, dans toute la galaxie !

Éveillée tard par une forte secousse du sol, le lendemain vers onze heures, Ofélia éprouvait des symptômes semblables à ceux d’une bonne insolation. Elle avait des nausées, sa vision était brouillée. En dépit d’une faiblesse générale, elle posa sur le sol ses pieds nus en caressant la moquette blanche en peau d’ours polaire synthétique. Un bruit sourd, se propageant à travers les entrailles de l’astéroïde, faisait trembler la « villa » sur ses fondations. La veille au soir, il avait été convenu avec Jahel, qui retournait sur Terre, qu’elle irait lui faire ses adieux à l’embarquement.
Elle avait refusé de passer la nuit avec lui, alors qu’il avait l’air de vouloir embrasser chaque centimètre carré de son corps. Elle s’est dit que jamais un garçon n’avait manifesté autant de douceur à son égard. Une bouffée de chaleur a envahi son esprit, au souvenir du regard de Jahel lorsqu’il lui avait dit :
– À demain Ofélia, vers midi sur le spatioport.
Il ne restait pas beaucoup de temps ; elle a ajusté sa combinaison, a pris l’ascenseur du puits central et s’est dirigée vers le sud en longeant le canal glacé.
Elle jetait de temps à autre un coup d’œil derrière elle, pour surveiller le nuage blanc qui montait du cratère d’Ephémèra et s’approchait de Point Zéro comme un grand voilier. Elle n’avait jamais vu le ciel d’une couleur aussi verdâtre, décomposée. En débouchant sous les arcades du hall commercial elle eut un regard furtif pour son reflet qui emplissait la vitrine d’une boutique de souvenirs, où cinq ou six créatures faisaient la queue. C’est à cet instant que la vitrine a explosé sous l’impact d’une pluie de pierres, dans un fracas épouvantable de roulements et de détonations. De cette tempête sortait une sorte de vaste soupir comme celui d’un géant qu’on lapide. Courant sur les derniers mètres la séparant encore de l’astrodrome, Ofélia entendait le bruit sourd des murs qui s’écroulaient, les gémissements étouffés des créatures courant précipitamment, en proie à la terreur. Parvenue au belvédère panoramique de la zone d’embarquement, elle s’accouda au parapet pour souffler un instant. En se penchant vers la droite elle voyait le ciel sombre se déchirant au-dessus de falaises de glace et par cette immense blessure, il teignait la mer de méthane gelé d’une couleur rougeâtre, malade et fugitive. Par-dessus la clameur qui, peu à peu, s’élevait de la ville, par-dessus les pleurs des êtres titubant sur le sol instable, un cri rauque et terrible déchirait le ciel. Une immense colonne de fumée et de flammes jaillissait maintenant du cratère. Un énorme nuage noir gonflé de pierres incandescentes et de glaçons de méthane était vomi par la cime en direction de Point Zéro, dans un tintamarre quasi préhistorique. Beaucoup de gens souffraient de coupures et d’entailles. Tous étaient terrorisés. Quelques androïdes infirmiers s’activaient dans le silence déchirant qui avait immédiatement suivi la chute de pierres. La plupart des créatures étaient en état de choc, assis sur le sol, pris de nausée.
Soudain Ofélia aperçut Jahel qui marchait vers elle en s’appuyant au mur bleuté des coursives. Un sifflement rauque s’échappait de la poitrine de la jeune femme :
– Jahel !
– Ofélia ! Dépêche-toi, courrons vers le Cargo Orbital !
En serrant la main d’Ofélia, il contemplait les pentes du cratère, toutes dégoûtantes encore de croûtes sanglantes, dégoulinant à travers l’argent des glaciers, sous le dôme bleu nuit. Il a levé son doigt vers le ciel :
– Vous avez vu, Ofélia ? Les trois lunes sont alignées !
– En effet, c’est la Grande Conjonction ! Elle se produit tous les dix ans environ.
Et alors ?
– L’effet de marée gravitationnelle est multiplié par cinq, ce qui provoque des fissures dans les plaques tectoniques, d’où l’éruption des volcans cachés sous la glace !
Jahel lui dit qu’elle allait lui manquer.
Elle lui répondit qu’elle l’attendrait ici, après le cataclysme.
Jahel regarda le paysage irréel d’Ephémèra, en réprimant un frisson.
– Crois-tu que la ville souterraine résistera au chaos ?
Ofélia est restée quelques instants silencieuse, debout dans le vent furieux, près du sas d’embarquement.
– Peut-être pas aux radiations ; elles détruisent à chaque fois quatre-vingt-dix pour cent de toute vie.
– Tous les dix ans ?
– C’est çà. Mais tu me retrouveras !
– Je ne crois plus au père Noël, Ofélia.
– Tu dois pourtant y croire, Jahel.
– Et pourquoi ?
– Parce que je suis un hologramme.
Elle a tendu à Jahel son foulard imprégné de parfum. D’un parfum éphémère.
Jahel, bouleversé, l’a serré autour de son cou.
Jusqu’à la Terre.

Alain Fillion



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