Reuben, un jeune journaliste du San Francisco Observer, décide un beau jour de faire un reportage sur une certaine Marchent Nideck vivant dans une demeure en retrait du monde. Fasciné par l’ambiance des lieux où vit cette femme isolée et plus âgée que lui, Reuben va peu à peu se laisser séduire par cette femme hors du temps pour finir par tomber amoureux d’elle. Ils vivront une nuit torride au bout de laquelle Reuben vivra une expérience terrifiante qui en même temps va bouleverser sa vie quotidienne faisant de lui un justicier d’un genre nouveau dont le Don terrible aurait pourtant du engendrer du plus terrible des prédateurs…
S’il existe une passion française vis-à-vis de l’Amérique c’est toujours celle entretenue par deux écrivains : Anne Rice et Stephen King. Et cet amour, souvent inavoué, a souvent connu de bonnes fortunes comme de plus mauvaises. Tout est donc affaire de sentiment. Quand Anne Rice revient au genre qui l’avait élu dans les années 80/90 comme une icône incontournable, voilà qu’elle nous ressert sa magie de prosatrice forçant l’admiration grâce à deux qualités principales :
Le mode descriptif, au moyen duquel elle parvient à mettre en forme des univers cohérents mais profondément nostalgiques où les lieux et les personnages forment une étrange gestalt dans laquelle ils vont essaimer d’un véritable pathos mélancolique prompte à la rêverie gothique dans la grande tradition inventée par Anne Radcliffe.
Le mode dialogique ensuite, dans lequel les grandes questions humaines se voient mises en scène dans des théâtres de la lente désespérance où l’émotivité philosophique d’un Kierkegaard se heurte souvent violement avec le vitalisme éclairé d’un Heidegger et la volonté de puissance d’un Nietzche.
Jonglant souvent avec ces deux jalons de créativité, on pourra dire qu’Anne Rice avait traversé presque quarante ans d’histoire littéraire (Entretien avec un vampire date de 1976) dans un prodigieux élan romanesque faisant de sa vie, gémellité symbolique de son œuvre, une espèce d’analyse profonde de son âme, et en même temps de l’âme humaine en règle générale. Ce qui rendit alors « Les chroniques des vampires » si familière aux lecteurs fut cette manière qu’elle avait de s’y mettre en scène en tant que femme mais aussi en tant que mère avortée ; Avortée, parce qu’ayant connu le deuil très jeune, cette fille de l’Eglise avait alors entamée son propre rituel de transmutation, un peu à la manière d’une Mary Shelley avec son Frankenstein. Si Claudia, c’était bien sa fille Michelle, emportée à l’âge de six ans d’une leucémie, Louis, c’était ce moyen terme d’une femme se refusant à la fatalité, à la malédiction du deuil, en même temps que cette pugnace volonté féminine qui est d’être plus forte que tout. Lestat, c’était elle et son mari, Stan, incarnant tous deux cet espèce de paroxysme Shelleyen se refusant soudain à un dieu pour entamer une longue analyse psychanalytique qui l’entraînera jusqu’aux confins du genre (Memnoch le démon, où Lestat se confrontera au diable en personne) mais aussi d’elle-même.
Car en mettant soudain tout à l’épreuve, y compris le diable, l’auteur procédait également au procès d’un monde dans lequel Dieu lui avait refusé un bonheur aussi simple que celui d’être une mère ; Conflit qu’elle poursuivra dans des épisodes aussi beaux que transcendant et que les lecteurs suivront jusqu’au bout. Cette féminisation des personnages, manie obsessionnelle chez Rice, lui permettra alors de vivre un temps chez les fantômes ; le vampire étant pour l’écrivain une manière de se trouver des deux côtés du monde, mort sans connaître les affres de l’oubli, vivant, grâce au pouvoir de se nourrir sans se soumettre aux lois de la biologie. Bref, être une anorexique sans subir le couperet d’une biologie imposant le fameux « manger pour vivre ».
Au fil des années, on peut dire que l’auteur se désolidarisera peu à peu de son œuvre phare, plongeant parfois dans des aventures romanesques tout aussi fructifiant (la saga des sorcières Mayfair, prodigieuse extrapolation nymphomane sur le thème de la prêtrise féminine, cet impossible truisme catholique) où tentant plus maladroitement de réactiver d’autres archétypes comme les anges avec plus ou moins de succès comme « l’heure de l’ange » où il ne sera pas vraiment question d’anges mais bien de dieu, au travers de la rédemption spatio-temporelle d’un assassin de petite frappe. Puis, plus rien. On découvre alors, un jour au hasard des interviews, qu’Anne Rice a retrouvé la foi, et le chemin de Dieu. Ah bon…
Puis, arrive « Le Don du loup ».
La première chose qui nous mettra ici en harmonie avec Rice c’est le retour à ses vieux amours : de longues phases de description des décors, lieux, pour ne pas dire de l’esprit qui hante les lieux, souvent très anciens, ce qui pour l’Amérique est paradoxale, comme si on était toujours à la recherche d’une plus vieille histoire aux plus anciennes origines sur le sol Américain. Ensuite, il y a les dialogues. Ici, ils sont volontairement décalés, pour ne pas dire escamotés par un mode hallucinatoire où l’émoi amoureux se trouve comme dilué dans le pathos nouveau qu’Anne Rice se met à explorer : la lycanthropie, au sens littéral du terme. A savoir, cet autre syndrome du transformisme américain voulant qu’à l’égorgeur symbolique qui ne prend plaisir qu’à la vision du sang corresponde celui, gigogne, de le mutilateur ne prenant plaisir qu’à la découpe des corps. Car vulgairement parlant c’est ça, le vampire et le loup-garou, deux paroxysmes de la déviance mentale humaine, couchée sur une mythologie dont l’auteur était parvenue à parfaitement prendre en compte tout l’aspect épique et paradigmatique. Est-elle parvenue à faire de même pour une thématique aussi difficile que celle du loup-garou ? Oui et non.
On sait que le loup-garou fait souvent figure de mal aimé dans la figure de genre. Peut-être parce que, plus charnel que le vampire, celui-ci ne s’encombre pas ou peu de mythologie ou autre fascination pseudo romantique née depuis le Dracula de Stoker, magnifié heureusement par l’industrie du cinéma et toute la fashion attitude du mouvement Gothique, elle-même une déviance proto romantique en plus refoulée du mouvement Hard-rock, quoiqu’en pensent les aficionados. Bref, l’idée donc qu’Anne Rice puisse parvenir à maîtriser un tel thème se heurte à plusieurs écueils. D’une part, la bestialité. Ce qui était plus facilement évacuable par la mélancolie dans l’acte de sucer du sang chez les vampires, semble ici se frotter à quelque chose de plus inavouable : le cannibalisme. En effet, comment creuser un pôle romanesque, sur une vacuité amoureuse ne faisant intervenir comme parasite que la contradiction de la consommation de la chaire humaine ? Nous touchons d’ailleurs là à merveille une profonde symbolique chrétienne, à savoir manger. Quand on mange la chair du christ, ainsi que son sang, est-on un vampire ou un loup-garou ? Ou les deux ? L’auteur aurait pu jouer sur ça, et tenter de crever l’abcès, comme on dit, parler de nymphomanie et d’érotomanie sur un mode aussi expiatoire et jouissif que le thème de la fellation et de la sodomie dans ses chroniques des vampires (être vampire c’est être à la fois homme et femme). Mais qu’arrive-t-il donc quand il n’y a pas de partage ou de réelle dualité, outre entre une nature humaine ambigüe et une créature qui justement n’a plus aucune ambigüité ?
L’auteur aurait pu exploiter ça, elle aurait pu jouer sur ces deux natures en rendant Reuben encore plus paradoxale et contradictoire. En faire une sorte de symbiote parfait entre Louis et Lestat. Mais elle ne le fait pas, elle fait le choix de l’angélisme, dès le départ, commuant la noirceur de la malédiction de l’homme hyper sexuel en une espèce d’ange rédempteur purgeant le monde des méchants loups-garous. Cet infantilisme irrite alors, comme si l’auteur était comme bâillonnée, empêchée, interdite de faire éclater dans le roman ce que dans la vie beaucoup de gens ne peuvent pas même s’avouer eux-mêmes, avouer que ce loup qui dort en Reuben dort aussi en eux. Et le fait qu’on refuse à la fiction ce que justement on interdit et punie dans le monde réel n’est-il pas le signe qu’il commence à se poser un problème dans la littérature de genre ? Ce qu’on aurait aimé lire dans la prose de l’auteur c’est la même jubilation de jadis, le même engouement pour ce transformisme conflictuel, presque alchimique. Or, voilà que nous nous trouvons soudain frustrés, comme interdit de jouir dans la lecture, comme dans la vie de tous les jours. L’injection de religion, revirement soudain de l’auteur, dans une œuvre qui n’en avait pas besoin, explique bien tout le problème d’une littérature semblant être de plus en plus regagnée par des préoccupations inconscientes anciennes. Comme si l’espace réservé à dieu dans la vie courante ne suffisait plus, comme s’il fallait retrouver aussi dieu dans une littérature qui soudain se trouve ampoulée, alourdie, triste, répressive contre les archétypes même avec lesquels jadis elle aimait jouer.
On sait que la culpabilité et la piété américaine dans la littérature sont de récente facture ; « La lettre écarlate » (1850) de Hawthorne et « Le Vicaire de Wakefield » (1766) d’Oliver Goldsmith sont là pour nous montrer tout le problème qui se pose encore aujourd’hui vis-à-vis de la femme en tant que porteuse de la faute, et vis-à-vis de la famille en tant que soumise aux décrets de la providence divine. L’homme saint se réduisant la plupart du temps en une femme soumise au pêché induit par la femme prédatrice soudainement et obligatoirement devenue un homme, Comment repenser la chose dans le contexte purement ludique du fantastique ? On le voit, les questions s’accumulent, et notre incapacité quant à juger de ce livre s’enfonce dans une sorte d’exaspération littéraire renforcée par des dialogues trop anodins et renvoyant à une autre époque où, justement, on ne se posait pas la question de la condition humaine mais bien celle de l’acceptation de sa condition qu’on voulait induite par un ordre divin. Ce qui pose problème quand on abord la thématique du loup-garou. Cet inversement des rapports, souvent généré par l’ascétisme de la prêtrise, semble se retrouver ici sous des formes nouvelles mais empruntées à un genre qui s’y prête peut-être plus difficilement. Le loup-garou, c’est donc symboliquement le prêtre ou la prêtresse en conflit avec sa propre nature, à savoir ses appétits charnels.
Ainsi, en partant du postulat que si Reuben est un prédateur, mais qu’il parvient à juguler son syndrome de d’homme-loup en le transformant en un providentialisme d’homme-prodige, c’est bien grâce une lutte constante contre sa nature animale. Et bien l’auteur ne nous le raconte à aucun moment, préférant le recours servile à un évangélisme fortuit ; Comme si le Loup-garou de ce roman devait incarner le parfait opposé du vampire torturé des chroniques des vampires. Mais sans la contradiction violente qui est la règle du genre pour céder à un consensualisme servile où soudain on devient bon parce qu’on est un loup-garou au service de dieu, et non pas parce qu’on a incorporé nos propres contradictions au service d’une cause altruiste. En outre, la différence d’âge entre les deux personnages aurait pu susciter un autre conflit, celui des générations, outre les valeurs et la sexualité. Cet aspect là aurait pu aussi donner de bien belles pages, connaissant l’Anne Rice de jadis. Et bien là non plus, exit le conflit intergénérationnel entre une société moderne dévorée par le plaisir virtuel et une autre plus ancienne née avec ce Victorianisme, culpabilisateur et castrateur, hérité de la vieille Angleterre, et qui aurait pu aussi offrir de grands moments.
On ressortira donc de cette lecture comme frustrés, frustrés de ne pas avoir été malmenés par une plume qui jadis avait moins de retenue que ça. Et pourtant, on est charmé, bluffé par ces personnages. Qui échouent parce qu’à aucun moment ils ne remettent en question leur nature ou ne sortent du conventionnalisme affecté qui les rend peut-être trop datés ou « has been ». Et c’est bien le problème. Si un Robert Ervin Howard haïssait un livre comme le Vicaire de Wakefield c’était bien parce qu’il y avait là un parfait contrepoint consensuel à partir duquel pouvait s’inscrire sa prose subversive et violente. Or, on dirait qu’Anne Rice fait la chose inverse. En renversant le paradigme de l’homme-monstre, vers une conversion vécue come un cri de l’intérieur, l’auteur transforme ce Don en un Don du ciel. Ce qui élude dès lors la nature de Reuben et les conflits croustillants que le lecteur était en attente d’avoir, mais valide en même temps une véritable contradiction vécu comme une norme : être un justicier au nom de dieu.
Entre Les chroniques des vampires et le Don du loup, on pourra dire qu’il y aura eu deux Anne Rice. Celle de la révolte d’une mère flouée, mutilée, couvrant les années 70/90, où Rice achevait en quelque sorte le grand œuvre du Frankenstein de mary Shelley en passant du manifeste sur le monstrueux à sa chapelle ardente, si on peut dire. Celle ensuite des années 2000, où tout en procédant à sa reconversion (forcée ?) l’auteur nous donnait des romans plus affectés par des idées chrétiennes fort belles comme la rédemption, l’absolution, ou la simple préoccupation de son prochain, de sa préservation (Reuben tue les méchants loups-garous). Ce soudain soucis de justification du monstrueux vis-à-vis d’une grâce qu’on semble lui refuser relève probablement de nouvelles préoccupations d’un auteur marqué dans sa chair. Mais peut-être aussi une vieille redite inconsciente américaine faisant de la citoyenneté de ce pays un parfait compromis entre des indigènes rebelles et des convertis forcés. Comme s‘il fallait faire peur pour inciter à croire. Comme si ne pas croire ne promettait pas à une vie paisible et une mort tranquille, choisie. Ce qui traduit une fois de plus un certain malaise devant un état du monde où la profusion des invasions religieuses dans la littérature semble plus belliqueuse qu’animée de réelles bonnes intentions autres que propagandistes. Cet aspect là reste à considérer quand on lit des romans issus de cette même littérature naturaliste où le plus libertaire se collapse en quelque sorte avec le plus répressif et conservateur.
Cela dit, la prose en est toujours aussi belle, bien que moins torturée, peut-être un peu trop sédentaire à certains moments. Le « home sweet home » d’une femme ayant peut-être trouvé une certaine paix d’esprit semblant avoir éclipsé le nomadisme itinérant et baroque de jadis. Les images que génère cette plume si fine sont là encore pour nous montrer que l’auteur n’a rien perdu de son talent évocatoire. La fin est bouleversante à souhait, et on serait tenté de croire que la suite sera à la hauteur de la première Anne Rice. S’il n’y avait cette inflation évangéliste héroïque parfois un peu maladroite qu’n y dénote, doublée de cette culpabilité presque irrationnelle qui, elles, inquiètent plus qu’elles ne suscitent la fascination comme jadis avec ses fameux vampires. On demeurera donc dans l’expectative, jusqu’à la suite de ce livre, qu’on est cependant impatient de découvrir. Et, qui sait, peut-être, s’émouvoir encore de cette histoire sur la coupable sexualité, en y espérant retrouver la même chose que jadis : un traité sur la nature humaine. Et non plus simplement un manifeste sur la conversion sans équivoque. Car même si « Le Don » signifie bien ce qu’il veut dire, à savoir « se donner à », le fait qu’on en est également porteur par accident devrait peut-être plus s’exprimer sous la forme d’un conflit plutôt que sous la forme d’une psychopathologie/nature qu’on voudrait voir validée par dieu en personne. Ce qui est paradoxale au demeurant. Car là où on serait attendu à voir un homme en lutte avec ses démons on découvre un tueur en harmonie avec un ordre qui à aucun moment ne valide ses actes et sa fonction, vu qu’il est lui-même en contradiction avec un ordre du monde basé sur la lutte et donc le chaos.
Alors que beaucoup de lecteurs attendaient un retour de l’auteur à ses premiers amours (on rêverait d’un « Claudia », vu du point de vue de l’enfant dans ses propres tribulations de vampire), voilà qu’on découvre une Anne Rice dans un autre registre du genre où elle prend un risque. Même si on ne pourra parler à aucun moment d’échec concernant ce très beau roman qui, il faut le rappeler, est servi par une langue admirable, on est en attente de bien plus dans la suite à venir. Espérons donc que sa plume s’emporte, s’égare, s’échappe enfin de cette maison bien tranquille pour nous enflammer comme jadis. Et c’est bien là tout le mal qu’on lui souhaitera.
Emmanuel Collot
Le Don du loup, Anne Rice, Editons Michel Lafon, traduit de l’anglais (américain) par Philippe Mothe, 475 pages, 20.50 Euros.