Bill Hodges est un flic à la retraite. Après avoir achevé sa carrière sur un cuisant échec, celui-ci s’est quelque peu renfermé sur lui-même, vouant ses journées à une orgie de programmes télé absurdes et débiles, histoire du tuer le temps qui lui reste et oublier tout. Mais une lettre reçue un beau jour lui fait recoller avec la réalité, comme d’un rappel à ce qui l’a détruit : ce tueur à la Mercedes qui un jour de l’année 2009 a foncé sur une file d’attente de chômeurs, fait huit mort et quinze blessés. Et c’est lui-même qui lui écrit, histoire de le précipiter un peu plus vers le suicide. Plongeant de nouveau dans ce cauchemar, Bill va devenir obsédé, obsédé non pas de découvrir qui est ce tueur mais bien comment le baiser, tout comme il l’a baisé quelques années auparavant. Un duel s’engage alors, entre Bill le vieux policier à la retraite aidé de ses deux accolytes, et ce terrible tueur marchand de glace de son état...
Jadis, il y avait deux auteurs, Stephen King et Richard Bachman. Puis, Bachman mort, il semblerait que King subisse peu à peu un dédoublement de personnalité qui le confonde de temps à autre avec celui qui fut jadis son double fantasque. La schizophrénie constructive aidant, voilà que l’auteur nous donne ce « Mr Mercedes ». Conspué par les uns lui reprochant son avortement trop précoce de l’intrigue, et par les autres n’y voyant qu’un simple ressassé de ses romans précédents quant à l’amorce et la conclusion trop classique, King nous surprend une fois de plus. Il nous surprend parce que reprenant à lui tout seul l’histoire de Norman Bates (il le fera d’une autre manière dans « Misery » en 1987) dans le film de Hitchcock, « Psychose » (1960), il en fait une toute autre chose. King, dans cette histoire se livre en fait à l’exercice très difficile du roman policier à la Chandler. Et il y réussit avec un immense talent. Le fil de l’intrigue tout d’abord, entre deux héros picaresques dans leur quotidien, l’un, un flic has been et déshumanisé, décérébré par des heures perdues devant son poste de télévision, l’autre, un criminel de la pire espèce, sorte de Norman Bates moins infantile. Et ces deux là vont soudain se livrer à un jeu du chat et de la souris. Tout l’attrait de cette histoire se situera dans ce chassé croisé, n’hésitant pas pour cela à faire usage d’instruments communs de notre société (le Chat sur Internet), mais toujours dans cet esprit un peu décalé nous donnant soudain l’impression de lire quelque chose d’ancien. Comme le lien très fort entre les trois compères, en fait trois solitudes, qui vont finir par se liguer contre Mr Mercedes, alias le marchand de glace. Nous avons là un certain étudiant noir qui entretient le jardin de Bill Hodges et fait montre d’un humour certain, ainsi qu’une femme instable émotionnellement. Ce trio finira par trouver la dynamique nécessaire au groupe afin de confondre le tueur. King ne manquera pas ici l’occasion pour faire montre de sa très grande connaissance de la culture populaire, citant maintes séries policières cultes.
Tout comme il n’hésite pas à remémorer à ses lecteurs les dangers d’une époque (2009) où le voisin pouvait se révéler être un terroriste, par des traits de paranoïa bienvenus qui renforcent le climat oppressant de son histoire ; et c’est à ce niveau là que son immense talent explose. Les hippies des années 70 et junkies des années 80 ont comme changé de visage. Ils sont devenus ceux plus inquiétant des confréries du mal et autres adeptes nostalgiques de Charles Manson. Il sont plus mesquins aussi, comme leur époque somme toute. Mais ce n’est plus en écoutant la musique qu’on devient un sataniste, c’est comme une maladie, ou une domination mentale. Ce trait plus sociétal permet donc au lecteur de sortir de la naïveté de jadis pour soudain faire face à de vrais monstres, façon Richard Bachman. Mais voilà, là où on s’attendait à ce que King fasse comme tout écrivain policier, il va déroger une fois de plus aux règles d’un genre souvent manichéen. Sa gouaille habituelle s’empare alors des personnages, leur confére cette sympathie de l’étrange, même chez les pires, ce qui les rend attachant, malgré tout. Bref, en sortant du tout psychanalytique et ses breloques habituelles servant à chercher le diable dans la tête des gens, King se borne à en préserver ce petit rien qui en émane encore, et qui en fait toujours des hommes. Sans évacuer la part du mal, King dans ce livre s’efforce de démontrer avant tout que nous avons affaire à des individus happés par le mal, et non pas l’inverse. Un trait qui marque une fois de plus le très grand talent de l’écrivain pour nous éclairer avec des touches subtiles et pertinentes sur l’homme et ses contradictions les plus paradoxales. Une fois de plus, le pari est remporté, haut la main ; mais dans cette facture façon Richard Bachman qui pourra en rebuter certains pour plaire à d’autres. Le fantastique ici se situe peut-être dans un processus d’avortement croisé entre les enquêteurs et l’assassin, sans régler grand chose au final, sauf peut-être cet éclair d’humanité permettant un tant soit peu une provisoire mais salutaire rédemption. La vie n’est-elle pas un naufrage définitif auquel il faut survivre, dans l’oubli ? Le bleu assimilé à cette vertu de l’oubli évoqué dans les dernières lignes du livre, mais collé sur une Mercedes, semble vouloir nous faire changer de perspective. Comme si tout n’était question que de couleur. Un livre une fois de plus magistral, et particulièrement recommandé.
Emmanuel Collot
Mr Mercedes, Stephen King, Albin-Michel, traduit de l’américain par Nadine Gassie, 474 pages, 23. 50 Euros.