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"Karl Schroeder" de Par Alexandre Marcinkowski
Issu d’une famille Mennonite anciennement installée dans le sud du Manitoba, Karl Schroeder est né le 4 septembre 1962 à Brandon. Dès 1986, il part pour Toronto afin de poursuivre une carrière d’écrivain. Pari réussi puisque dans son sillage, il laisse 3 romans, un guide, ainsi que 12 nouvelles, dont la dernière, The Dragon of Pripyat, est publiée dans Bifrost n° 26.
Pouvez-vous présenter brièvement votre parcours aux lecteurs français qui vous découvrent juste ?
J’écris de la SF et de la Fantasy d’un point de vue philosophique. Cela peut paraître ennuyeux, mais ça ne l’est pas du tout ! Mes livres regorgent d’autant d’aventures et de gadgets que ceux des autres auteurs. Mais pour moi, ces gadgets ne sont pas l’essentiel, ce sont les implications plus profondes de ce qu’ils représentent. Un critique a un jour décrit mon style comme “ du space-opera d’idées sophistiquées ”. Bref je veux écrire des histoires amusantes, mais qui font réfléchir. Je trouve que la SF d’aujourd’hui ne va pas vraiment dans ce sens.
Quel a été votre premier contact avec la SF et qui admirez-vous particulièrement ?
Durant mon enfance, ma mère possédait une incroyable collection de romans de SF. J’ai découvert le genre avec les romans pour adolescents d’André Norton. Durant mon adolescence, j’ai découvert des auteurs de la “ nouvelle vague SF ” et ils ont sans doute influencé mon écriture. Je me sens aussi influencé par des auteurs “ expérimentaux ” comme Michael Ondaatje, Joseph Conrad, William S. Burroughs et Alain Robbe-Grillet.
Quelles ont été vos influences et votre état d’esprit lors de la construction d’un planète-opéra tel que Ventus ?
Ventus a été conçu, sciemment, comme un croisement entre la Hard SF et la High Fantasy. Je ne peux pas dire que je voulais imiter quelqu’un en particulier, mais il était clair dès le départ que je voulais que le livre ait un message clair et puissant. D’où l’importance de la “ Thalience ” qui joue un rôle primordial dans l’histoire. Mais je voulais aussi jouer avec les attentes et les habitudes du lecteur en débutant sur des idées qui semblent pointer dans une direction... puis qui mutent ensuite vers quelque chose de totalement différent. Je voulais combattre cette idée que la SF doit se lire d’une manière et la fantasy d’une autre. Je ne fais pas de différence entre les deux et je voudrais que le lecteur n’en fasse pas non plus.
Dès le début du roman, on est plongé dans un monde étrange de nanomachines alors que les ancêtres des colons ventusiens vivent dans le dénuement technologique. Est-ce une nouvelle fois une mise en garde sur le gouvernement des machines sur l’homme ?
entus n’est pas un livre “ anti-technologie ”. La question que je désire poser est la suivante : la nature est-elle un “ autre ” nécessaire qui nous permet de nous comprendre ? Et la technologie est-elle en train de remplacer la nature ? Si c’est le cas, ne nous dirigeons-nous pas vers ce que Jordan Mason appelle un narcissisme global ? Le monde doit-il devenir un grand théâtre de marionnettes à notre seule intention, où l’homme tire les ficelles et joue les forces de la nature ? C’est un des piliers que promet la technologie. Ventus, la planète, nous présente un autre pilier possible : nous pourrions utiliser la technologie pour créer quelque chose de différent, égal à la nature, un compagnon pour l’humain. Ventus est une grande métaphore de la différence entre le mariage et le narcissisme. Vous ne pouvez pas vous marier avec vous-même.
Votre description de l’écosystème planétaire ventusien est remplie de poésie et de métaphores. Vous semblez accorder beaucoup d’importance au travail sur l’écriture, le style. Comment travaillez-vous ?
Je peux écrire très vite. Mais Ventus a tout de même mis six à sept ans pour voir le jour. J’ai l’habitude d’écrire une scène très vite, puis de revenir sur le texte et de voir dans quelle mesure cette scène peu interagir avec celles qui l’entourent, dans quelle mesure je peux compresser cette scène pour l’intégrer à d’autres. Je prends parfois plus de temps pour penser à la manière d’aborder une scène que pour l’écriture elle-même. Je ne crois pas à l’écriture “ réaliste ”. Et la poésie des phrases me sert à l’expression d’émotion dans l’histoire, ou à imprimer une idée dans l’esprit des lecteurs. Cela me permet de marquer les lecteurs et de leur montrer ce que je veux qu’ils retiennent. Ce genre de clarté est nécessaire dans un roman aussi important que Ventus. Mais je n’utilise que rarement un langage poétique pour le simple plaisir de la figure de style.
Dans Ventus, les principaux protagonistes (Armiger, May, Chan, voire Jordan avec ses implants) sont génétiquement modifiés. Faites-vous parti de ce courant postmoderne de la SF qui pense que l’avenir de l’homme passe par artificialisation du corps ?
Je ne suis pas amateur de la “ transhumanité ” dont certains parlent aujourd’hui. Je suis pour l’évolution de l’humain, dans le sens d’une augmentation des capacités, mais c’est fort différent de l’idée de “ remplacer ” ce qui ne plaît pas. Dans la “ transhumanité ”, il y a le préfixe “ trans ”. Ce qui signifie que la transcendance est au cœur de ce mouvement. Et comme l’a dit Nietzsche, vouloir être quelqu’un d’autre, c’est vouloir se rejeter soi-même. Même, et surtout, si c’est pour devenir quelque chose de “ plus ”. On peut rejeter ce que l’on est pour des raisons créatives, c’est alors une transcendance positive, mais je ne pense pas que la majorité des êtres humains pense de la sorte. Ils veulent juste se débarrasser de certaines choses et les remplacer par ce qu’ils détestent. Mais pour devenir meilleur selon quels standards ? Je crois que la transhumanité est une expression du nihilisme. Je ne crois pas que le corps soit obsolète. Il est ce que nous sommes.
Quelle réflexion portez-vous sur la SF actuellement ?
J’ai l’impression que nous entrons dans un âge médiocre, peu inspiré. Les extrapolations technologiques qui ont captivé les foules au siècle dernier n’amusent plus grand monde. Et puis, nous vivons le futur du XXe siècle. Et les lecteurs commencent à se rendre compte que les permutations technologiques ne sont pas aussi intéressantes que les nouvelles idées. Nanotechnologie, biotechnologie... Les idées sont toujours les mêmes. Je crois que si la SF veut entrer dans le XXIe siècle, elle devra laisser tomber la science et la technologie en tant que moteurs, que message principal. Cela peut paraître étrange, mais c’est déjà ce que je fais. Mes livres sont remplis de science et de technologies, mais ce ne sont pas des livres “ à propos ” de science et de technologie. Dans Ventus, c’est le mystère de la Thalience qui pousse l’histoire vers l’avant. C’est une analyse de nos rapports à la technologie et aux gadgets. La SF reste un médium formidable pour exprimer des idées, mais elle a besoin de sang neuf, venu d’ailleurs.
Vous venez de publier un nouveau roman, Permanence, pourriez-vous nous en dire plus ?
En bref, c’est l’histoire d’une jeune femme pauvre, Rue Cassels, qui veut réinstaurer une ancienne civilisation interstellaire. Cela peut paraître classique, et en quelque sorte cela l’est. Mais avec Permanence j’essaie de réimaginer le space opera, de prendre une histoire classique d’explorations et d’aventures interstellaires et de la plonger dans les sciences actuelles, en gardant uniquement ce qui est possible, tout en maintenant ce sens de l’aventure et de la liberté des histoires classiques. Je voulais essayer aussi de parler du paradoxe de Fermi1 - cette question du pourquoi nous sommes apparemment seuls dans l’univers. Certaines personnes trouvent que la réponse est plate et sans pitié, mais elle possède une certaine beauté... Et elle pousse la SF dans une direction que je ne connaissais pas.
Vos projets ?
Je travaille sur plusieurs idées de romans. Je suis intéressé par la politique et le relativisme moral et social. Je me demande s’il pourrait exister une technologie politique et si on pourrait physiquement actualiser la vision relative du monde. Un petit indice de plus : si Ventus parle des changements technologiques et du remplacement de notre relation à la nature, mon nouveau roman parle de la technologie et de notre relation aux autres.
Note
1. N.D.L.R. : Enrico Fermi (1901-1954), physicien italien plus connu pour son paradoxe (1950) que pour avoir produit la première réaction nucléaire en chaîne aux États-Unis. Le “paradoxe de Fermi” veut, selon des calculs probabilistes, que des ET maîtrisant le voyage hyperluminique aient déjà colonisé une partie de la galaxie. D’où la question de Fermi : “Mais où sont-ils ?”.