Il se nomme Esau Cairn, il est un homme en total accord avec des lois de la nature que la civilisation elle-même ignore. Il est né hors de son temps dans une enveloppe trop grande pour se contenter d’une vie sédentaire passée à faire comme tout le monde. Mais comme il est différent du commun des mortels et vit dans une ville à la justice corrompue par l’argent et la mafia, Esau Cairn se voit un jour provoqué par l’un de ces viles au service du libéralisme assassin, un de ces porcs malfaisants venant du peuple mais œuvrant contre ce dernier. C’est là qu’il se bat, mais de si violente manière qu’il tue un certain Boss Blaine. Très vite il devient un paria, un fugitif, sa tête mise à prix, et avec pour seule issue, s’il est capturé ou s’il se rend, des balles ou un gibet. Mais c’est là que dans sa fuite infernale il tombe sur l’observatoire. Là, il y rencontre un étrange savant qui lui fera la proposition de lui faire partager « Le Grand Secret ». N’ayant peur de rien, Cairn accepte. Puis se retrouve ailleurs que sur terre. Et il est déjà trop tard, il a toujours été trop tard. Il vient d’être téléporté sur le monde barbare d’Almuric, sorte de Némésis pour les exclus et les apatrides. Une odyssée barbare commence, celle d’un certain Robert Ervin Howard, dans une bataille aussi courte que belle, la dernière…
Chiquenaude faustienne où le docteur Frankenstein transmute sa créature pour sa dernière destination, testament voilé de l’auteur, vision acide et lucide sur le propre monde où s’est perdu Howard et dont l’échappée est la dernière tentative de fuir ce qu’il est, ce récit demeure à part dans une œuvre qui se confond un peu avec son histoire personnelle. Howard quitte le plancher des vaches, il devient interplanétaire. D’ailleurs, il n’y va pas en usant des moyens habituels (vaisseau, fusée, etc…) il est « transmuté » (transmutation, page 14). Terme important si on tentait quelques instants de le comprendre comme la traduction d’un désire inconscient de changer, se transformer, retourner aux origines.
Patrice Louinet précise que c’est le Caspak de Burroughs qui est le noyau central de ce récit dont la géographique est presque un clin d’œil. Peut-être eut il été plus clair de préciser qu’Almuric c’est aussi l’amorce du cycle de Barsoom de Burroughs. Et en déduire sans trop de mauvaise foi que oui, Howard était aussi un grand lecteur de Burroughs même s’il le dénigrait. Et qu’il n’y a pas que Caspak comme noyau central mais aussi Barsoom en périphérie.
Du sang sur les mains, la fuite, l’asile provisoire puis la brusque échappée vers les étoiles. Mais Howard préfère un savant/médecin comme intermédiaire, il veut qu’on l’accouche une dernière fois. Qui est cet homme ? Le propre père de Howard ? Celui qui tel le vieillard lubrique de la fin du film, Le Magicien d’Oz (Victor Flemming, 1939), tire toutes les ficelles de cette machine infernale qu’est la vie dissolue du jeune Howard, celle de son fils en l’occurrence. Mais qui est alors ce Blaine, homonyme de Cross Plaine, la ville où le jeune Howard vécut la majeure partie de sa très courte existence ? Ce tuteur chargé de donner des cours particuliers au jeune Howard ou cet ami de la famille (un Sheriff, un Marshall ?) qui, ayant la loi aussi de son côté, intenta à la vertu du jeune Howard, comme dit jadis par certains ? Les questions s’accumulent et on brûle d’envie d’en savoir plus, de suivre cette ligne de sang où Howard semble transparaître à travers Esau Cairn et raconter son fantasme non réalisé de tuer son bourreau. A moins qu’il ne l’ait déjà fait ?
Puis l’enquête s’arrête là, comme si Howard venait de trouver la vraie solution à sa fuite : Renaître !
Le terme infantile est essentiel ici, et il traduit une espèce de désire inconscient presque larvaire de recommencer son existence ailleurs, sorte de besoin de repasser par la matrice (Esau Cairn tombe nu sur Almuric) et recommencer enfin quelque part, tout neuf. Ce retour au virginal, à un état post adamique tout de suite après la chute, se caractérise par une impossibilité première. Si Esau Cairn/Howard traverse l’espace, sa névrose le suit, comme une sœur. Et c’est dans la violence qu’il sera intronisé par ceux qui l’adopteront comme l’un des leurs. Il tuera le premier qu’il rencontrera. Comment ? Voilà qu’on le compare à une femme, parce qu’il est imberbe. Howard une femme ? Insupportable ! Le meurtre est reconduit, la culpabilité de Howard/Cairn également. Il vivra alors parmi ces sans-dents. Pourtant, ces êtres vils, musculeux, trapus et velus ne lui ressemblent pas. L’écriture suinte un traumatisme, éructe d’une soif de vengeance dans les répliques disproportionnées et ultra-violentes. On poursuit la lecture et initié à cette enquête presque autobiographique, mais dans laquelle se glissent des éléments quasi inconscients, voilà qu’on recommence à s’interroger. Et si ce n’était pas simplement Howard l’enfant martyr qu’on voyait tenter de renaître sur une autre planète. Et si d’autres fantômes l’avaient suivi, comme cette fille à terre que personne ne veut secourir et qui semble mettre hors de lui ce barbare plus loin dans le texte.
Mais la psychanalyse a des ratées, la séance tourne mal. La folie meurtrière aveugle le jeune homme allongé sur la couche que veille un père aux dents qui suintent. On sent que l’histoire a été reprise parce que jamais achevée. Que la bataille finale et brutale tourne court sous des adjonctions banales ou des réflexions machistes ou cyniques. On sent que le déjà conspué Burroughs reprend les manettes du récit et interdit au jeune Howard de confesser ses pêchers. Puis on devine que Howard a apporté aussi son mal social sur Almuric ; La société est séparée en deux clans distincts. Les Kothiens, sortent de Cimmériens intersidéraux qui vénèrent Thak, copie conforme de ce Crom trop terrestre. Et les Yagas, peuple ailé corrompu n’aimant d’autre divinité qu’eux-mêmes. Ces derniers exploitent les peuples d’Almuric (Guras, Akkas) tels des bêtes avec lesquelles on joue avant de les violer ou tuer.
Esau Cairn reproduira les premières luttes ouvrières face au patronat, les premiers groupes privés de policiers faisant la chasse aux mafieux. Et dans cet embrasement global il militera quelques décennies avant tout le monde pour le droit et l’égalité des sexes, des races et des couleurs de peau. Se sachant condamné, il militait pour sa propre idée de la société parfaite américaine. Le reste des nouvelles est comme un ensemble de pièces à conviction que le traducteur ne semble pas avoir innocemment choisi de figurer dans son recueil. D’un côté, les nouvelles de James Allison et son obsession de se dire un autre, de se chercher d’autres identités secrètes, traduction du malaise d’un enfant incapable de se reconnaître dans un monde où le mal habitait au sein même de la cellule familiale. De l’autre, ce Nekht Semerkeht, étrange texte au cryptogramme secret, suicidaire mais sincère. Puis il y a ce poème, presque un aveu, « le tentateur » au bout duquel on comprend parfaitement que, faute d’avoir été assassiné par son père singé en mafieux vengeur du bourreau du jeune Bob, c’était de liberté dont il avait le plus besoin. Ce « jamais libre » c’est le signe de la lourde condition humaine, de cet existentialisme qui était un humanisme mais à rebours. A moins que tout soit faux, à moins que Howard faisait le coup parfait, allant même jusqu’à se suicider. On peut tout dire, on ne sait rien mais tout est vrai.
Alors on s’arrête ici et on tente de se rappeler de cette œuvre sans nulle pareille ; de ces femmes libres (Sonia, Bélit, Agnès, etc…) qui avant les suffragettes parlaient déjà de leur autonomie. De ces héros au poing facile qui cependant acceptaient quiconque était de fréquentation respectable à danser sur les mêmes rings, scènes de sport ou batailles qu’eux ; Pour en déduire que ben avant tout le monde, bien avant cette bourgeoise institution embourgeoisant le récit populaire Robert Ervin Howard parlait d’égalité des chances, d’égalité absolue, d’audace narrative, mais à l’aune d’une hyper-violence conforme à un monde, le monde paranoïaque du jeune Bob, et qui ne l’était pas moins sous les dorures civilisationnelles. Et conclure que s’il ne fallait garder qu’un auteur dans sa bibliothèque, ce serait celui-ci…
Almuric, Robert Ervin Howard, traduit de l’américain par Patrice Louinet, illustrations intérieures de Stéphane Collignon, 424 pages, 25 Euros.
Emmanuel Collot