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... ou le syndrome des Johnny
Durant l’année 2003 sortit aux Etats-Unis un film étrange. « The Room », « La chambre » en français, nous décryptait un de ces innombrables triangles amoureux typiques d’un genre cinématographique tombant alors en désuétude : Le mélodrame. L’histoire nous racontait comment Johnny, un cadre de banque dynamique et aimé de tous (Tommy Wiseau, à la fois scenariste, producteur, réalisateur et acteur principal du film), se voyait éconduit par la femme avec laquelle il vivait depuis sept ans (Juliette Daniels) et trahi par son meilleur ami (Greg Sestero) entretenant une relation coupable avec cette dernière. Le film s’achevait par le suicide de Johnny et la stupéfaction de ses comparses.
Dénoncé comme le plus grand nanar jamais réalisé, dépassant même parfois le film de Ed Wood (« Plan 9 from outer space », 1959) en médiocrité sur beaucoup de points, « The room » s’inscrit pourtant dans une démarche aux antipodes du genre. Car bien loin de retracer un simple naufrage sentimental par une mise en scène solide et stylée, le film se permet le luxe de se diluer, de se perdre, par cette manie de se fractionner en des saynètes aussi absurdes qu’elles devraient être paradoxalement parlantes pour le spectateur. Or, ce que la critique ne remarqua jamais, et la foule des spectateurs peu attentifs au détail aussi, c’est sa portée symbolique mais également sociale ; car « The room », sur bien des points, s’adresse à chacun d’entre nous.
Un témoignage impersonnel universel
Ce qui frappe tout d’abord dans ce film décousu, manqué, hilarant tellement il traîne avec lui sa frustration secrète, c’est son personnage central. On a souvent accusé d’ailleurs à ce propos Tommy Wiseau de camper une espèce d’autoportrait où sa mégalomanie et son narcissisme pouvaient éclater dans toute leur splendeur. Et on l’a d’ailleurs réduit un peu trop souvent à ça. Or, ce que nous retrace plutôt ce film semblerait d’une toute autre nature. Mais quoi en somme, puisque ce film a tout pour déplaire ?
Tout d’abord, l’emploi en abondance de répétitions redondantes dans les dialogues, comme ces exclamations un peu crétines et naïves introduisant chaque personnage dans une scène, ces formules de politesse à l’emporte-pièce, faisant de ce Johnny une espèce de grand imbécile imbu de sa personne ou trop pure pour sentir la superficialité de son rapport aux autres et au monde. Car Johnny, bien avant de n’être qu’un mégalo bourgeois, est une âme pure, il est adamique. Ces « Oh hi » ou « oh Hey » assénés avec décontraction en guise de formules de politesse, et ces ricanements auto-satisfaisant issus d’un snobisme exubérant sont-ils si involontaires que ça. Devrions-nous y voir simplement de pures maladresses dialogiques de la part du même réalisateur ou bien celui-ci soulignerait-il une fois de plus un des traits essentiels du personnage, à savoir sa foi en lui-même mais aussi aux autres. Car c’est d’un véritable croyant dont il s’agit ici. Johnny est un amoureux sans concession, tellement d’ailleurs qu’il déborde de sincérité et de bonhommie jusqu’à la fin du film. En outre, il opère cette « magie empathique » sans excès dans le fond, une sorte de constance euphorique qu’il entretient sans faillir durant. Et la chose est ici pratiquée avec une telle obstination que cela le rend par instant très touchant, à d’autres pitoyable, voire irritant.
Pitoyable parce qu’en se livrant tout de vaut à celle qu’il aime (une Juliette Daniels plus subtile qu’il n’y paraît), il lui laisse le loisir de transformer leur rapport en une simple lutte cannibale de laquelle elle sortira forcément victorieuse puisqu’il ne lutte pas afin de la garder pour lui. Mais ce qui est intriguant ici c’est de voir que chez sa fiancée ce passage entre un amour commun et un désintéressement entier se fait sans transition.
Ensuite, Johnny va devenir rapidement irritant pour deux raisons principales : son obstination à croire que tout va bien ou que tout va s’arranger, et sa navrante et débile démarche finale à rechercher les preuves formelles du désamour soudain de sa belle (les enregistrements). Serait-ce là l’un des signes qui pourrait traduire une faiblesse de la part d’un réalisateur et qui ne l’aurait peut-être pas voulu sciemment. Pas de réponse. Mais un doute persiste quand même. On peut alors se demander si Wiseau n’a pas voulu se faire le peintre d’une société superficielle dont il dénoncerait l’immense hypocrisie des rapports par une sorte de démonstration par l’absurde du bonheur.
Dès lors, le film semble prendre une autre tournure. On voudrait en rire mais on ne fait qu’en sourire, Et c’est là peut-être que le message de Wiseau passe, les dialogues et situation sont parfois dépassés par autre chose, une espèce d’intentionnalité latente. On s’esclaffera à la vision de certaines scènes dont on pourra établir quelques parallèles avec d’autres plus réelles, peut-être celles qu’on a vécu, voire mieux, celles auxquelles on a pu assister dans notre vie. Et voilà que le spectateur se transforme en voyeur. Oh, un voyeur ascète. Wiseau, à force de se faire traiter de narcissique, semble s’amuser à laisser planer sur ce fatras théâtralisé une intentionnalité secrète, comme quelque chose que nous devrions deviner entre les mots, les mélodies crétines assénées à chaque nouvelle scène amoureuse filmée sous e quai même angle. Mais le réalisateur/acteur ne nous aide en rien à trouver des indices, mieux, il laisse planer un doute sur ses réelles intentions, quitte à se faire railler par tout le monde. Et c’est peut-être dans cette zone floue située entre l’apparente maladresse filmique et ce que l’histoire révèle en puissance qu’il faudra se pencher un peu plus. Comme s’il fallait, pour comprendre cette petite farce de la middle class banlieusarde américaine aux scènes assez minimalistes, tenter de saisir le détail à la volée, dans un sourire de trop, une naïveté par trop flagrante, la satire sociale qui s’y cache. Comme du portrait désabusé du self made man raté, dont l’authenticité même ne peut qu’échouer, sans possibilité de transfigurer le drame qu’il vit. Ce qui fait que le mélodrame, sans pourtant glisser dans la satire sociale voire le récit cynique froid et stupide, nous informe par les détails combien la nature humaine peut se révéler sordide par sa faconde presque instinctive à détruire toute authenticité, enfouie qu’elle se trouve dans les faux semblants et le conformisme. Il en résulte une espèce de rite bestial dont on ne parvient pas à maîtriser les tenants et aboutissants tellement on échoue à comprendre cette banalité du mal contaminant tous et chacun à devenir cet animal sociétal plus prompte (ou plus à l’aise ?) à la discorde et aux partis pris plutôt qu’à toute concertation commune.
Un portrait en déliquescence
Ce qui intrigue ensuite, c’est cette galerie de personnage qui en dit long par les contradictions qu’ils mettent en avant au regard des stéréotypes généralement courus. Johnny est svelte, a de longs cheveux noirs. Son ami qui lui vole sa femme est un blond barbu. Ce sont là deux portraits à l’exact opposé de ce qu’on identifie généralement à ceux du poète et celui du fonctionnaire. L’un correspondrait plus à celui d’un esthète, artiste, un poète qui ose y croire parce qu’il est idéaliste. L’autre, par le rigorisme de sa tenue, parlerait plus pour ces jeunes nouveaux chrétiens bibliques auxquels tout réussi sans qu’ils ne fassent quoi que ce soit pour, sans se fatiguer. Johnny campe une espèce de self made man ayant réussi, un heureux marginal, et qui plus est un philanthrope, tandis que l’autre chante pour une génération conquérante, introvertie, sectaire et gagnante, renvoyant ici au monadisme capitaliste d’inspiration proto-protestante des années 2000. Et pourtant, la profession de Johny va a contrario de son accoutrement. Ce devrait être lui, le col blanc. Or, il ne l’est pas, il est ce surfeur méthodique qui ne doit qu’à lui-même et à sa bonne étoile une réussite discrète mais comme consacrée par une éthique qu’il voudrait modeste et qui pourtant déborde de tout sa personnalité extravertie.
Puis la tromperie se fait, mais on se demande si elle n’avait pas toujours existé. Et au lieu que ce soit le coupable qui en accuse les coups c’est au simple d’esprit d’en souffrir. L’inversion de typologie sert une didactique du conte où c’est bien la lignée, ici peut-être religieuse, qui illustre une sorte de pugilat à un seul combattant puisque l’autre est enfermé dans le mirage de l’amour de son semblable. Ainsi, la parabole christique de l’individu providentiel s’étiole pour sombrer dans le cynisme d’un biblisme dominant où c’est quelque part la loi du plus fort qui prévaudra. En même temps, on pense ici à une certaine pensée grecque excluant le poète, le renvoyant derrière les portes de la cité au détriment de l’homme réfléchi, le citoyen de raison. En idolâtrant la femme qu’il adore, le banquier poète commet une double contradiction, et dans sa profession où on doit calculer et dans sa vie où l’on doit être prudent quand on possède une position stratégique. Alors, la chute commence, progressive mais définitive. Comme d’une déchéance, pire, une usurpation concertée dont la femme est une fois de plus le bouc émissaire puisque tout est de sa faute comme dans le fatalisme biblique. Et les déconvenues s’accumulent. Si pour Johnny, découvrir que l’orphelin qu’il pouponne s’adonne aux drogues est un des signes de sa malédiction advenue, pour son rival c’est au contraire son refus de la tutelle du médecin de l’âme, le sage, (ici le psychiatre) qui indique sa main mise sur ses choix et son libre arbitre qui dès lors seront le plus en accord avec un monde aussi cynique et arbitraire que l’individualisme qui peu à peu va dominer et approuver chacun de ses choix. Jusqu’à l’induire dans l’erreur lui aussi puisqu’à la fin il sort de sa transe et se sent lui aussi coupable. Ce qui ne l’empêchera pas de vite se refaire et d’esquiver tout jugement puisque c’est sur la fiancée de Johnny que tout reposera. Et en même temps, si nous nous reportions sur la symbolique de la chute, ce sera bien Johnny et son cadeau à sa fiancée qui déclenchera le pêcher. Le sous-vêtement est rouge, symbole de la passion de la luxure. La mécanique s’enclenche, aussi fatale que l’issue finale.
Qui pousse qui ?
Johnny perd l’avancement qu’il était en droit d’attendre d’une belle affaire bancaire. Son visage semble se défaire, fondre, comme du plastique, tel le portrait de Dorian Gray qui s’émiette. Et les raisons du désamour de sa belle perdent elles aussi toute justification matérialiste, puisque dans le fond elle s’en fout. Mais ce qu’elle propose à son amoureux comme remède est aussi lapidaire que le fond de cette histoire banale mais fascinante : l’alcool, l’oubli. Second acte du pêcheur. Après la luxure, le vice de la boisson. On goûte presque la saveur de l’adultère. Sa fiancée commencera à l’accuser de mauvais traitement, et de façon tellement inconsciente qu’elle ne parvient pas à comprendre qu’elle se retrouve peut-être manipulée par des pouvoirs qui lui échappent. Pour s’enfoncer progressivement dans un adultère fortuit mais qu’elle ne voudra à aucun moment avouer. L’infantilisme est ici magnifiquement mis en scène, et c’est là qu’on peut se demander légitimement si Wiseau est un mauvais réalisateur ou bien s’il se montrerait particulièrement doué dans cette fausse guimauve aux scènes téléphonées.
Le marasme tragi-comique fait rapidement place à un fatalisme infantile (tout le monde se veut responsable mais personne n’y parvient) où le protagoniste principal ne sait plus faire la différence entre l’apparence de l’amour et la valeur réelle d’une vie qu’on sait être la seule et unique mais dont on voudrait qu’elle ait une valeur symbolique, tandis que l’arrivée de la police à la toute dernière scène du film nous fait brutalement renouer avec notre désespérante mortalité. Quand sa compagne s’enfonce dans une frivolité toujours en demande d’une sexualité qu’elle semble (l’apparence des convictions de chacun, ls fausses convictions semble être un leitmotiv chez Wiseau) confondre abusivement avec l’amour, un amour dont on voudrait voir se débarrasser Johnny afin qu’il survive, comprenne. C’est à ce niveau là que ce film parle intimement à quelque chose caché au fond de chacun d’entre nous : le minable de nos petites manigances et notre aisance à ne jamais les reconnaître.
Et là manière avec laquelle Wiseau construit son film est à ce niveau là fascinant. Les plans de caméra tout d’abord, visant le passage d’un tramway où sont inscrits des slogans publicitaires pour la consommation et le commerce libre, est parlante au plus haut point sur la teneur même de son histoire, mieux, des lieux où cela se passe ; L’appartement c’est un peu comme un tramway où vont se nouer des histoires, et bien entendu un crime. On y commerce, on y fait du libre échange. Mais les denrées qu’on y échange sont d’une toute autre nature ; Son aspect « pièce de théâtre » où tout le monde rentre et sort, certains disparaissant et d’autres apparaissant, nous renseigne un peu plus sur l’inanité de nos existences qu’on voudrait si pleines d’amis et pleins d’amours différents qu’on s’amusera plus à se moquer du solitaire qui va voir des filles de joies plutôt que des salauds qui s’organisent pour faire tomber un couple et baiser la belle. Le regard de sociologue s’aligne sur celui de la satire américaine hypocrite. A la monogamie imposée semble faire opposition une polygamie interdite qui peine à éclater ou plutôt dont on aurait peur à plus d’un titre. Tout l’enjeu est là d’ailleurs. La bête sociétale s’oppose à la bête religieuse, et pourtant Johnny chute. Et ce triolisme entre les trois principaux protagonistes et qui aurait pu s’avérer violent et métaphysique (on rêverait voir un David Lynch plancher là-dessus) semble se muer à certains moment en une tentation perverse à la débauche, au multi partenaire, tellement la caméra filme ces protagonistes à la manière d’un roman-photo complètement has been où on est « au bord de laisser faire » pour en une mimique, interdire l’acte, mais comme d’une frustration induite.
La mère, ensuite, semble elle aussi incarner le même despotisme libéral, puisque Johnny est avant tout un bon parti. Peu importe ce qu’on ressent, c’est la sécurité financière qui compte. Johnny pousse sa fiancée à aimer une vertu capitaliste dont elle semble handicapée, et sans pour autant en être coupable dans le fond. Le plus comique ici c’est que dans la sphère du réel c’est probablement avec Johnny que la jeune femme aurait choisi de vivre, même en ayant fricoté en aval ou en amont avec son meilleur ami. En mettant en apposition cette évidence Wiseau se moque de nous, mieux, il semble nous inviter à réfléchir un peu plus sur ce que nous voulons toujours voir sur l’écran, comme si tut était déterminé par deux pôles, jamais de solution intermédiaire. Le meilleurs ami de Johnny ne veut pas de cet amour toxique mais se laisse entraîner malgré sa volonté, alors qu’il ne l’aime pas vraiment. La mère de la fiancée de Johnny voudrait lui inspirer une morale dont elle sait le vide et qu’elle voudrait remplacer par un mariage de raison. Le fils adoptif de Johnny, enfin, fait tout pour afficher un bon esprit mais est incapable de signifier une réelle honnêteté, tenté qu’il est par les drogues et l’inceste symbolique envers la fiancée de Johnny. Le spectateur aussitôt complice découvre un monde en faillite, un monde dont il rit, et qui pourtant représente à plus d’un titre le sien propre, comme d’un copié collé que l’hypocrisie ambiante et le conventionnalisme préfèrent refuser tacitement.
Le suicide raté
Johnny se suicide tel le poète, se propulsant dans ce ciel sans structure ni base où les problèmes se résolvent d’eux-mêmes par la défaite radicale, sans le recours à cette force ironique du théâtre à la grecque permettant d’éviter au moins l’humiliation de l’acte dernier. L’homme miracle, pour ne pas dire christique, connaît sa seconde crucifixion. Trop mondain pour le reconnaître, trop bien intentionné vis-à-vis des autres, il en a étiolé le risque du combat inhérent à tout personnage ayant des biens.
« Mais le combat se déroule peut-être sur le plan moral », se met-on naïvement à espérer. « Il fallut peut-être ce suicide pour qu’une humanité puisse exploser et se signifier enfin. »
Peine perdue. James Dean est un peu comme Jésus. Il est mort, mais on préfère s’en souvenir sur une photo. Pour rassurer notre existentialisme hypocrite.
Les personnages surgissent en une ultime scène et s’accusent les uns les autres, au chevet d’un illusionniste vaincu, celui qui avait osé croire en cette sincérité, cette authenticité qui va souvent dans un sens unique quand les autres protagonistes s’y refusent pour des raisons multiples et enfouies derrière leur être social. Tout aussi impuissants à comprendre par eux-mêmes leurs erreurs de jugement et leurs actes, ils s’accusent les uns les autres comme à une vaste foire à la surenchère. Comme des enfants plongés dans le bac à sable de leur maternelle, impuissants qu’ils sont à retrouver le jouet qui ravissait leur copain qui pleure. Johnny aura échoué en tout et pour tout, même dans son suicide, puisqu’il pleure toujours ; Et on se met encore à rire. Mais ce rire là n’est pas forcément entier, il y a comme un doute. Comme si Wiseau était parvenu à insuffler son délicieux poison et nous révéler un peu à ce que nous sommes. Ce qui en tracasseront un peu ici peut-être c’est que Johnny paraissait être sincère. Et dans la sphère des sentiments, ça a son importance. Nous voudrions alors nous dire, histoire de nous abrutir un peu plus dans notre contentement mais aussi nous rassurer, que ce Johnny là ce ne serait jamais nous, que ça ne peut par être nous. Voire même que ça ne peut être personne. Que Wiseau est un idiot qui dépasse son sujet par une caricature trop poussée. Et pourtant il subsiste un doute. Nous ne nous demandons pas à un seul instant si Wiseau n’aurait pas voulu reproduire un certain formatage social qui dans nos sociétés fait autant de victimes que de coupables. Nous préférons rire de ça, comme nous rions de tout.
Car Johnny est pur dans un monde aux plus larges possibles, du moins dans sa vision minimaliste réduite au trajet entre son travail et son appartement où tout se passe, et où donc tout se déconstruit. Les lieux du crime sont un peu comme une place publique, chacun peu y passer et y mettre sa touche de peinture comme dans un monde où la caméra clame le triomphe de l’ingérence dans la vie d’autrui, une vie qui n’est dès lors plus qu’une lutte entre une marionnette et d’autres marionnettes dans une histoire aussi banale que sordide. Le maître des lieux n’a pas le monopole de son foyer. Il est comme désincarné par rapport à une faune qui, elle, a droit à la clandestinité, pour ne pas dire à l’impunité. Et d’un seul coup, le narcissique Wiseau soulève un continent de questionnements où la responsabilité entre en jeu. Mais également l’aveuglement dont nous pouvons tous être victimes dans un jeu du monde apparemment sans marionnettiste.
Là où vit Johnny se prépare donc un crime dont il sera symboliquement le seul instigateur. Les autres ne se posent même pas la question du mal ou du bien, enfermés qu’ils se trouvent dans la trivialité égoïste de non-rapports où c’est uniquement le désire opportun de prendre et de posséder vite qui supplante une raison mise en suspend. Car ici deux mondes s’opposent, celui de la rigueur et celui de la frivolité comme seul leitmotiv, deux mondes entre lesquels on ne peut trancher. Le suicide était donc couru d’avance, car le drame ne se situe pas à ce niveau là. Cet homme simple, bon, beau, argenté, bienfaiteur (le paiement des études de Denny, le jeune orphelin), constant (les bouquets de roses), ne pouvait donc que mourir de sa propre main pour faute d’avoir trop aimé, pas seulement sa fiancée mais tout le monde. Pur, honnête, moraliste, il faisait trop contraste dans une société de la duplicité et de la fourberie où on se fait souvent beaucoup plus plaisir à duper son semblable, où le vrai spectacle se résume à des combinatoires pour voir comment va chuter un homme élu comme rival justement parce que trop fort. Du moins c’est ce que la marionnettiste nous soufflera.
Syndrome américain d’une société basée essentiellement sur la réussite rapide et globale, « The room » distille son poison subtile en intraveineuse, une sorte de portrait brutal, comique et cynique du looser de base ayant échoué en amour (Johnny) ou celui plus dilué de cannibales bien malgré eux. Car dans le fond, ils sont tous dupes. Ce qui renforce l’impact de cette mise en scène fauchée, tarabiscotée, mais pas si incongrue que ça. Combien de sdf californiens ou newyorkais se reconnaîtraient dans ces tranches de vie parfois encore plus mal jugées par une société de l’arbitraire où certains ont droit de tout, quand bien même ils posséderaient l’amour et la richesse, pendant que d’autres sont obligés de quêter la réussite et donc le bonheur à tous les niveaux sous peine d’être exclus d’une totalité et d’un infini mensongers et totalitaires.
Beaucoup, sans doute. Peu en parleraient.
Mais la vraie question à se poser ici est de savoir si ce film mal diffusé, et vite élu le plus mauvais de tout les temps, ne l’aurait pas été justement afin d’éviter de s’attarder sur les zones marécageuses qu’il s’ingéniait à soulever sans vouloir le faire. La question demeure, malgré l’exclusion rigolarde et généralement affichée par les adeptes du bon cinéma de quartier. Bien plus, et pour achever la bête, « The room » raille-t-il uniquement le système américain ou bien est-ce que ce drame ne se retrouverait-il pas en puissance dans toutes les sociétés humaines quelque soient les cultures consacrées, des cultures pour la plupart patriarcales ? En répudiant toutes les valeurs que représente Johnny le réalisateur a-t-il voulu nous montrer la fin d’un modèle pour un autre ? Avec ses longs cheveux et son pacifisme obstiné Johnny pourrait bien incarner ce mythe du bon sauvage face au méchant civilisé. A moins qu’il ne s’agisse d’un enfant perdu dans une civilisation où le relativisme des valeurs est devenu irrésistible. Par-delà le crétinisme du film, on voit soudain poindre une stupéfiante ingéniosité à caricaturer une société spectacle où « les Johnny » (qui parfois sont des blonds aussi) incarnent un peu la mascotte en même temps que la brebis expiatoire parce qu’elle ose y croire encore. Une « société-monstre » pas si caricaturale que ça dans le fond car s’arrangeant souvent des horreurs qu’elle sécrète et des victimes qu’elle consacre, toutes sacrifiées sur l’autel du libéralisme dévoyé et d’un peuple passablement douteux bien qu’issu de soi-disant révolutions. Alors, certes, « The Room » est un nanar édifiant, une rature remarquablement grotesque qui fait beaucoup rire. Mais par-delà sa maladresse (et sa malice inavouée), il entraîne avec lui tellement d’interrogations fantômes qu’il appartiendra aux spectateurs plus curieux de creuser leur propre société. Ceci afin de mieux comprendre, qui sait, ce monde merveilleux qui est le nôtre, et ces « johnny » auxquels on ne fait jamais attention vraiment car ça ne peut pas nous arriver, voyons. Fascinante caricature jouissive au possible.
Emmanuel Collot.
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