Ce lundi 22 janvier 2018, l’écrivaine Ursula Kroeber Le Guin nous a quittés. Née en 1929 à Berkeley en Californie, elle est décédée à Portland dans l’Oregon. Elle était âgée de 88 ans.
Fille de l’anthropologue Alfred Louis Kroeber et de l’écrivaine Thodora Kroeber, Ursula s’était orientée vers une carrière nettement tournée vers une science fiction méditative nourrissant de magnifiques qualités comme l’anarchisme, l’ethnologie, la psychanalyse et l’anthropologie. Mais sa plume, puissamment féministe et subtile, avait cette capacité de dépasser même les clivages sexuels pour nous entraîner dans des voyages au coeur même de notre intimité avec de très pertinentes illustrations sur le bien et le mal, notamment au travers de ses personnages les plus inattendus (Ged l’Epervier, etc...).
Un peu trop vite cataloguée dans le registre science-fiction influence de réminiscences fabulistes (cycle de l’Ekumen, cycle de Hain), Ursula a pourtant accouché de l’une des plus grandes oeuvres de fantasy, une trilogie qui n’a jamais démérité à côté du Seigneur des Anneaux de Tolkien : Terremer. A tel point que devant le succès grandissant de cette trilogie, et sa détestation personnelle d’un genre "fantasy" qu’elle considérait probablement comme trop limité et immature, elle s’acharnera longtemps à la ranger dans le compartiment science-fiction. Mais les qualités indéniables de cette histoire très "faustienne" dépassera toutes les critiques réductionnistes pour à jamais inscrire Ged l’Epervier comme un très ingénieux "alter ego frappé d’instabilité mentale" au Frodon de Tolkien dans une sorte de lutte sous forme de poursuite entre un enfant épris de pouvoir et une ombre assoiffée de le posséder. C’est cette frontière infime entre l’enfant roi et l’enfant damné dans sa trame éminemment moderne du passage de l’enfant à l’âge adulte avec pertes et fracas qui marquera à jamais un lectorat grandissant quoique plus discret que celui de Tolkien. Oeuvre inoubliable, celle de Le Guin demeurera une espèce de régionalisme cosmique original mais qui, réduit à un "ilotisme psychique", confrontera à jamais ses lecteurs à cette espèce de miroir déformant d’eux-mêmes. Le but non avoué de cette oeuvre très pertinente doit probablement se situer quelque part entre la réappropriation de soi à travers la mise à l’épreuve de nos valeurs et la quête d’une maturité plus sage car ayant appris à dominer ses aspects les plus sombres. Un évolutionnisme psychanalytique dort dans cette oeuvre qui na pas encore livré tous ses secrets...
Une bien grande perte que celle-là. Et un grand merci pour ce "Terremer" qui lui était resté comme une épine dans le pied et qui fit pourtant sa gloire. Des décennies plus tard, Terremer bouleverse encore ses lecteurs par sa mise en avant des grands tourments de l’enfant. Si le Frodon de Tolkien préfère fuir le monde instable des adultes et la vieillesse ennemie pour l’arrière monde d’un conteur ayant décidé de ne plus jamais grandir, le Ged de Le Guin y préférera la confrontation avec la décevante fatalité cynique de l’adulte assassinant sa part de rêve, et triompher dans l’espace du conte. Au bout, la visée est probablement une certaine autonomie, comme la robe d’un magicien qu’on endosse pour mieux combattre et le temps et ce qui dans ce temps veut nous perdre, comme d’un mal si diffus que nous ne sommes jamais assez bien armés pour le combattre et le repousser. Sans le vaincre. Le rêve de l’enfant devenu professeur ?
Emmanuel Collot