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Mikkeli, quelque part en Finlande, ville du vice, du crime et de la corruption. Vala est une organisation criminelle aux ramifications internationales. Aussi tient-elle sous sa coupe cette ville, sous la férule d’un malfrat sans scrupule nommé Rotikka. La raison principale de leur richesse est un vaccin commercialisé sans aucun test préalable, et qui a provoqué une catastrophe sanitaire dans plusieurs pays du tiers-monde. Nantis de cette puissance, Vala coule des jours heureux à récolter gains et distribuer mort et corruption au grès des caprices de Rotikka et du père qu’il doit servir, mais qui ne l’aime pas en retour. Un père qui le renie à la moindre faute. Or, voilà qu’un jour les entrepôts et lieux de rendez-vous pour accomplir les transactions de Vala subissent de soudaines attaques d’autant plus violentes que personne ne peut les empêcher. Très vite, la rumeur s’installe, puis des documents vidéo qui révèlent un mystérieux mécène des causes perdues : Rendel. Nul ne sait d’où il vient ni qui se dissimule derrière son masque étrange. Encore moins sur le mobile qui anime ce justicier pour s’écharner ainsi sur les biens et serviteurs de la puissante Vala…
Tout le monde en rêvait, et c’est la Finlande qui l’a fait. Réalisé avec quelques fumigènes, des éclairages bien médités et un costume tout en sobriété, mais caractère, ce Rendel aurait pu faire peur au regard d’un genre que seuls les Américains semblaient pouvoir maîtriser. Or Rendel est bourré d’énergie et de surprises, Rendel est sans complexe ni modération. Mais bien plus, Rendel est l’œuvre d’un passionné du genre. Enlevé par un très audacieux Jesse Haaja sur lequel personne n’aurait parié, et qui fit lui-même sa promotion lors du dernier Festival de Cannes, Rendel fera donc partie de ces heureuses surprises que, décidément, on n’attendait plus ou plutôt qu’on voulait ignorer parce que le jalousant un peu avant qu’il ne sorte. Alors qu’en France un reboot de Fantômas se soit fait oublier pour toujours dans les sacoches des producteurs, voilà que c’est un sans-le-sou qui fait sensation. En 1h 43, pas plus, Haaja parvient à nous rendre accrocs à un personnage si humain qu’il en devient furieusement familier. Retour donc sur les raisons d’un succès.
Le climat
La première chose qui rebute presque immédiatement quand on découvre les origines du film c’est le climat finlandais. Pays glacé, peu propice aux panoramiques plus ensoleillés parce que sous les zéro degré durant 5 mois (dans le sud) à 7 mois (dans le nord), la Finlande ne présentait pas forcément les conditions idéales pour un film live. Écueil vite balayé par la production qui bien loin de se perdre dans la nature sauvage nous fait découvrir ses propres panoramiques avec couchés de soleil et plans multi angles autour d’une église. Mais la façade s’efface rapidement pour nous faire plonger presque immédiatement dans les nuits finlandaises, le cadre claustrophobe des usines désaffectées, abandonnant de rares séquences à des effusions hivernales somme toute parfaitement maîtrisées. Le film va même jusqu’à se permettre des escapades quand il s’agira de faire le catalogage des mercenaires recrutés par Vala contre Rendel, sur le sol même de leurs pays natals ou ceux qui les ont mandatés pour exercer leurs contrats. Haaja se permet ici d’éviter le piège de l’ilotisme, y préférant une plus grande élasticité des référents propres aux comics. Pas de confinement dans l’ethnocentrisme, son film se veut plus internationaliste que ça. Les posters de promotion illustrent d’ailleurs un souci esthétique remarquable qui est de mettre en valeur un costume atypique, presque décadentiste, sans cape ni fioriture, juste ce casque au masque facial étrange, parce qu’ingrat. Le superhéros n’est pas là pour exprimer une esthétique, mais bien pour signifier une espèce de blessure qu’on ne peut cautériser que par un ordre toujours à rétablir. Ce côté tribaliste, qui plus est environné d’effets de neige des plus aboutis génère pourtant une séduction presque immédiate. L’imagerie du film contribue beaucoup à cet effet fédérateur. Mais nous y reviendrons. Rendel se démarque donc de suite par son côté lourd, abrupt d’apparence, un peu comme un personnage issu de la taille d’une pierre brute. Mais ce superhéros va vite se révéler métaphoriquement parlant comme une sorte de volcan en fusion prêt à exploser. Le résultat est bluffant d’un point de vue esthétique, par cette opposition entre la couleur blanche de la neige, la pluie et le costume noir du personnage, « le lisse » de la neige et « le rugueux » du masque. C’est là toute la patte des artistes qui avec trois fois rien ont fait merveille. Dès lors, le climatique tempéré de la Finlande modère les apparitions de Rendel, de sa première prestation quasi monolithique à la dernière ressemblant à une espèce de statu quo où assis à côté celui qu’il vient de vaincre et qui reconnaît qu’il sait ce qu’il est. La froideur hivernale s’installe avec une victoire pleine d’humilité où le héros préfère s’effacer plutôt que de monter dans la camionnette de la belle journaliste d’investigation.
Le décorum
Nous avions évoqué le côté industriel du film, cette manière de filmer dans des décors aux lignes droites, des bâtiments désaffectés, des usines. Ce tout bétonné est arrosé de lumières crues, de fumées, de pluie et de neige, avec une dominance de tons orangés quand le rouge vif sert de bouton au démarrage à la revanche de Rendel. Ambiance minimaliste, très Bauhaus par certains aspects, ce particularisme, bien loin d’handicaper un film sans vrai repère géographique, lui instille une dynamique inédite. Rendel fait un peu comme un « The Crow » (Alex Proyas, 1996), il transcende le manque d’informations quant aux topos par la génération d’un climat, une teneur, pour ne pas dire un pathos qui des décors aux personnages est la clé du baroque qui imbibe tout le film. D’où l’impression qui prendra peut-être certains spectateurs d’assister à un immense combat dans un mausolée, une tombe où Rendel jouerait un peu à un Hercule nordique nettoyant les écuries d’Augias. Dès lors, après cette phase esthétique totalement maîtrisée, il manquait au réalisateur des personnages. Des personnages qui, on s’en doute, ont quelque chose à nous dire sur les forces en présence dans cette histoire étrange. Ajoutons à tout ça la bande-son enjouée de « The Rasmus » (wonderman), particulièrement bien stylée et nous pouvons dire que le film de Jesse Haaja touche à une excellence rarement atteinte dans un domaine généralement monopolisé.
Les personnages1. Anarchie et nationalisme
À l’opposé des lignes des décors, les personnages semblent eux aussi exprimer des symboliques pour le moins fascinantes. Ainsi, si certains personnages évoquent discrètement la physionomie de la pieuvre par leur côté chevelu, chaotique (Rotikka magnifiquement joué par Rami Rusinen), d’autres révèlent par un aspect plus militariste, et à la limite fascisant via un crâne rasé (Lahtaaja joué impeccablement par Renne Korppilla) un référent nationaliste tout aussi subtile. Cette symbiose entre l’anarchie et le nationalisme révèle combien les symboles sont essentiels à la compréhension du film, comme d’un reflet du monde où il n’y a finalement plus de référents à un ordre dit « naïf » puisque les figures tutélaires généralement admises idéalement (l’hédonisme hippie des cheveux longs) n’en sont que deux illustrations différentes, deux faces d’une même pièce. Et c’est là qu’apparaît Rendel, sorte de Wotan surgissant comme un feu ardent qui dévore.
2. Le vengeur symbiote
C’est Kristofer Gummerus qui aura la responsabilité d’endosser le rôle-titre. Tout d’abord, remarquons que cet acteur au jeu plutôt complexe remplit plutôt bien ses offices. Car le fait d’être un quasi inconnu, mais ressemblant à un Robert De Niro jeune et plus élancé, ne l’a pas empêché ici de jouer un véritable rôle de composition. C’est à ce niveau-là qu’on commence à comprendre la petite histoire dans la grande, et peut-être aussi pourquoi le masque révèle dans sa composition même, dans sa griffe, les stigmates d’un trauma. Haaja ne l’a pas oublié. Pour faire un bon film de super-héros il faut un trauma de base, cette impulsion qui fait surgir le surmoi. Cette espèce d’altération spontanée de l’ego faisant qu’en endossant un costume le personnage n’incarne pas seulement une surnature mais bel et bien un pathos. Et la chose est bien vue dans le drame intime que vit le personnage et qui se révélera comme un véritable coup de théâtre durant le film. Le réalisateur ne s’en cache pas, Batman l’a grandement inspiré pour son Rendel. Ajoutons-y la mélancolie fataliste du Eric Draven de « The Crow », l’inventivité du bricoleur d’un Mac Gyver et la violence presque sadique d’un Spawn, et nous pouvons dire que nous tenons là un personnage autonome, car émergeant de toutes les contradictions qu’entretiennent ces personnages entre eux. Rendel est un magnifique symbiote. Il ne peut pas avoir l’aristocratisme d’un Bruce Wayne ni l’angélisme d’un Eric Draven. Mais il en extirpe pour l’un sa névrose obsessionnelle sans la luxure, pour l’autre ce désespoir noir, mais constructif le forçant à ne jamais renoncer. Lorsque le père de famille meurt pour devenir super-héros c’est pour renaître dans une sorte de schizophrénie compulsive l’intimant à un vieux rite viking, celui du Berserker, mais via des moyens résolument modernes. Pas de rencontre avec le diable comme pour le Spawn de Mac Farlane qui signe son contrat, car Rendel a vécu une rupture de contrat avec son propre patron. Et au lieu d’un Clown/Violator convoqué par le Diable pour Spawn c’est Rendel lui-même qui accouche de son propre psychopompe. Son mal intime génère une comparse féminine qui incarne peut-être sa culpabilité de ne pas avoir su empêcher le meurtre et de sa femme et de sa fille, sans parler de son chômage. Et toute sa rage se tient là, dans cette impuissance à accepter son échec en tant que père, mais aussi comme mari vaincu par le chômage, quitte à travailler pour celui qui détruira sa famille. La trame, nettement anticapitaliste, installe dès lors ses enjeux cachés. Rendel échafaude sa revanche, et sur la vie professionnelle où il a été trop imbu de sa personne, et sur sa vie affective où il a tout perdu. Mais en même temps, il s’interroge symboliquement sur ce qu’est le véritable ordre, sur le chaos généré par des consortiums et des lobbies. Et sur les non-valeurs que cela entraîne. Rendel, c’est un peu un éboueur qui fait le tri. Ce qui n’en fait pas un cynique comme Deadpool ou un maniaque comme Darkman avec lequel il partage pourtant sa défiguration puis sa presque amputation volontaire du visage. Rendel oppose à cette faconde très américaine une humilité à la nordique qui parfois manque un peu à exprimer le fond de ses sentiments. Et ça se ressent parfois dans le film tout en accentuant la séduction qu’on éprouve face à ce masque insondable. Car Rendel est muet, ne prononce pas un seul mot. Il est une poupée magique qui accomplit un rituel en le répétant inlassablement. Son casque, il le coule, il le moule via un produit à la très grande résistance vendu par la firme qui a condamné sa famille à mort. Le même produit servant aux vaccins mortels vendus aux pays en voie de développement. La vengeance est double. Mais bien plus, cette mixture il se l’applique directement sur la peau de son visage comme une démission définitive avec la vie. Ce n’est pas une cagoule. C’est une transformation. Ce rite presque cathartique fait qu’il devient dès lors un autre. Pas de retour possible.
3. Le racial et l’innocence
Et c’est à ce niveau que Rendel remplit parfaitement ses offices puisqu’en soulignant la corruption d’une multinationale du crime pharmaceutique éradiquant les pays les plus défavorisés par l’entremise de vaccins douteux il met l’accent sur l’une des autres grandes folies de notre contemporanéité. Et la soi-disant complaisance vis-à-vis des pays africains n’est en rien un cliché mettant en accusation l’ethnie blanche, mais peut-être le signe que pour cette dernière le tour avait déjà été joué. En témoignera cette séquence plus en avant dans le film où des filles de la nuit plus jeunes semblent s’ébattre dans les nuits finlandaises comme des adultes à part entière. À ce niveau-là, il serait très tentant d’évoquer certaines théories complotistes de manipulation mentale développées partout sur internet et impliquant des vaccinations criminelles recelant dans leurs composants puces et processeurs. Le monde de Rendel est un monde effroyable, un univers glauque en train de se faire globaliser et formater. Et bien que cela relève certainement de la fiction, cette suggestion dans la trame centrale concernant des vaccins suspects voulant faire des individus des robots est totalement pertinente, et témoigne de la duplicité d’une société que l’on croirait protectrice et qui ne le serait pas tant que ça. À ce niveau-là, Rendell tente une audace dans la pure science-fiction, ce qui est gage d’une réussite supplémentaire. Comme semble le suggérer à un moment dans le film la séquence de la jeune fille soulevant sa chevelure. Cette image insérée dans le cours de l’histoire au bon moment nous informe bien que nul n’est dupe. Le phénomène est mondial. Cette faconde pour le complotisme renforce la crédibilité du scénario et cette obsession de Grendel qui est de détruire tout ce qui a trait à la multinationale « Vala ». Le bluff est magnifique et on adhère dès lors à la vindicte de ce vengeur dont on découvre l’histoire au cours du film, perclus de judicieux flash-back auxquels il aurait peut-être manqué des ambiances plus marquées, plus planantes. Mais c’est peut-être cet évitement du sensualisme façon vidéo-clip propre à « The Crow » qui imprime la marque de fabrique de Rendel, et ce qui l’en distingue en nature, quelque part entre un réalisme glacial et une poésie très sombre, presque primitive.
4. Résultats et analyses
Mais « Rendel » est-il exempt de critiques ?
Il est vrai qu’en tant que subversion absolue à un genre cinématographique « privatisé » Rendel traîne inévitablement avec lui les défauts de ses qualités. Il n’évite pas les ficelles du genre, les lieux communs et clichés incontournables. Et c’est là qu’on pourra dire que l’influence du « The Crow » de Proyas est récurrente. Mais Jesse Haaja est loin d’être un mauvais copieur, un plagiaire. Il a su absorber ses influences en intraveineuses, les méditer longuement pour nous les resservir avec son langage bien à lui. L’histoire qui en ressortira est aux antipodes de ce qu’on se serait attendu de voir. Rendel n’est pas Eric Draven, même s’il incorpore magnifiquement dans sa transformation un principe christique. Sa génération a bien plus à voir avec l’alchimie et une verve ironique viking qui jamais ne sombre dans le cynisme totalitaire d’un Deadpool. Il demeure profondément humain, quand bien même son silence le met en danger de verser dans cette ultra violence qui imbibe tout le film. Mais Rendel ne prend à témoin personne. Il ne cherche pas des adeptes ou des otages à sa folie meurtrière comme le désespéré Spawn. Il conserve cette part d’humanité qui justement lui évite la complaisance et le copinage amoureux (la journaliste) comme le pratiquent beaucoup de superhéros. Il est profondément fidèle à ce qu’il a été, il vit dans la permanence du veuf en même temps que l’exclu social. Il est par conséquent en parfaite connaissance d’un monde sans complaisance et perdu par le mensonge qu’il raconte à tous ceux qui y naissent. L’exemple de la boîte à musique avec la petite danseuse en début et fin du film est important. Cette image enrichie d’une mélodie lente à la manière d’un Danny Elfmann vise à introduire le processus de désacralisation de la démocratie rassurante. Car derrière se cache le mal des grandes corporations et entreprises mafieuses. Mais il ne faut pas voir ça comme d’une dénonciation ouverte au système. Hajja utilise plutôt l’une des ficelles du genre, à savoir le cauchemar capitaliste écrasant les individualités comme d’une chiquenaude nécessaire à toute la dynamique de son diable urbain. Le processus en est ingénieux. Et quand il marie à cela les mots mêmes d’un père racontant à sa fille que le mal dans sa ville n’existe pas, c’est pour mieux nous mettre en contact avec la perversité d’un réel qu’on penserait tous stable, rassurant. L’erreur ne vient donc plus de la petite fille qui questionne son père sur le mal et donc sur sa possibilité via l’archétype du monstre, mais bien du père et de sa faillibilité à ne pas trahir le mensonge d’une société humaine faisant trop de moutons offerts à un monde somme toute bien plus peuplé de loups. Toute la rage de Rendel provient de ça au final. De cette impuissance à n’avoir pas su dire la vérité à sa fille pour la sauver du dernier grand mensonge : la mort. Rendel est ici profondément laïque, contrairement au très christique Eric Draven. Il n’y a plus d’issue dès que le mensonge du conte est avorté. Et toute la dialectique du film de Haaja consiste à ôter le voile des apparences afin de découvrir qui on est réellement dans un univers trompé par le mensonge du conte libéral. Rottika ne le dit-il pas d’ailleurs à la toute fin du film « je sais qui je suis » ? Le message est sans ambiguïté et profondément existentiel. Il n’est d’ailleurs pas sans rappeler une certaine philosophie viking, dans un univers qui a disparu dans ses propres cendres, mais dont les stigmates semblent ressurgir à mesure que Rendel tue et estropie. Nous sommes tous des pantins qui croient porter une identité qui fait sens dans un monde que l’on croit compréhensible, saisissable. Alors qu’il en est tout autrement, alors que nous ne sommes que des âmes sauvages qui cherchent ce qu’ils redoutent être : des identités malheureuses juste bonnes à paraître sous une identité secrète bien plus sombre qu’il n’y paraît. C’est parce qu’il est sans concession que ce Rendel est profondément sincère, authentique. Et on peut dire ici qu’Haaja est parvenu à forger un personnage tout aussi convainquant qu’un Batman, un Spawn ou cet Eric Draven auquel il doit beaucoup. Les raisons de son succès sont là, entières et pures. Évitant les faux semblants, l’angélisme et l’hypocrisie générale des superhéros, Rendel fait mieux qu’un Deadpool. Au lieu de pratiquer un verbiage déstructurant les instances morales d’un monde qui vacille, Rendel prend le pari de lutter pour un ordre dont il n’a aucune idée de la manière de le mettre à jour. Il n’a que sa haine et son vide existentiel pour faire sa propre croisade. Sans dieu ni loi, dans une espèce d’entre-deux où ce double féminin qui l’accompagne est à l’inverse de la fiancée d’Eric Draven qui, elle, le conduit sur le chemin de la lumière. Ce double féminin de Rendel avorte la lumière du mensonge christique. Elle le confronte à lui-même, à ce qu’il a été, comme Rottika. Elle en fait le réceptacle de ses propres erreurs et le réservoir à souffrance de sa prise de conscience. Le processus est à l’inverse de celui d’Eric Draven qui s’échappe une brusque prise de conscience de sa faiblesse passée et de sa condition dernière. Par ce rituel guerrier ultra-violent, le double féminin de Rendel le pousse à l’exorcisme qui est un avortement en même temps. Et à la seule condition humaine dans laquelle nous sommes tous réduits : la lutte infinie contre ce que la société nous dit et sur notre part du mal à laquelle cette société s’amuse à nous réduire quand les apparences tombent. Dépouillé de son enveloppe libérale, Rendel se réapproprie son moi premier condamné à la violence, et le transcende par une juste prise de conscience de la réalité d’un monde contradictoire. La société de Rendel est un subterfuge libéral voulant faire de nous des agneaux consentants. Alors que notre nature profonde demeure une entité bien plus sombre que les ornements capitalistes voudraient bien nous le faire croire. Il n’y a plus de lumière vers l’au-delà, juste cette bataille dans les ténèbres de cette usine à laquelle Rendel revient inlassablement afin de rejouer le drame de la perte définitive et d’une lutte pour peut-être se réapproprier des valeurs. Et nous dirons bien « peut-être ». Car la victoire n’est pas de mise dans ce vaste amphithéâtre de la vie et de la mort. La lumière orangée des catacombes de Rendel fait place à la lumière blanche christique de Draven. Dans un univers condamné au chaos où tout est de l’ordre du provisoire. L’humilité et le silence de Rendel sont en cela profondément vikings. Même si ses effets d’annonce sont là pour intimer une volonté qui s’affirme, une force tranquille. Car réconciliée avec une nature profonde ayant avortée de toute rédemption ailleurs pour un combat permanent ici et maintenant.
Les seuls vrais défauts du film de Haaja sont inhérents au cinéma scandinave. Les dialogues sont parfois réduits au plus élémentaire et les effusions sentimentales cautérisées par une culture très intériorisée, pour ne pas dire introvertie. Et le doublage français catastrophique et maladroit ne fait que renforcer cette superficialité narrative heureusement dépassée par cette formidable attitude face à la vie, et qui rappelle l’ancienne âme viking insoumise à tout système de fausses valeurs. Ce qui ne veut d’ailleurs pas dire qu’il chercherait à instaurer d’autres valeurs comme voulut le faire jadis le déplorable système nazi.
La donne est nouvelle, et Rendel affiche sa différence dans un genre qu’on déplore parfois un peu trop homogène et finalement très consensuel, aseptisé. L’humour pince-sans-rire, tout autant scandinave, renforce paradoxalement la crédibilité d’un univers qui n’a rien à envier celui d’un Batman. Et cette déréalisation de l’utopie opérative nous révèle qu’en simple ou en figuré, la symbolique du superhéros demeure la même, et dépasse souvent le manichéisme auquel certains analystes adeptes du consensualisme bourgeois voudraient nous persuader de l’y réduire. Et c’est là toute la force de ce curieux Rendel. Il ne porte plus les chaînes de la vengeance absurde d’un Spawn, ni les préoccupations protectionnistes de Batman et de Superman. Il est à la limite plus proche d’un Daredevil, mais uniquement dans son obsession de justice. Sauf que la sienne relève plus d’une quête sans objet. Car même si les masques tombent, Rendel se garde grandement d’en faire porter d’autres à un monde qui aura toujours besoin de paraître. L’universel est dans l’intimiste chez Rendel, il sait trop bien ce qu’il est, il évite la folie nombriliste des héros traditionnels. Sa lutte et ses petites victoires, il ne les garde que pour lui-même, comme un mystique le ferait de ses vérités si durement acquises. Il est de fait profondément indépendant parce qu’il ne défend aucune posture individualiste libérale, aucun groupe ou amour autre que son passé où il a porté lui aussi un masque. Seule sa scarification volontaire le lie à cet univers. Comme la marionnette maléfique d’une société arbitraire autrement plus maléfique qu’elle aime afficher sa duplicité en élisant ses élus, ses bannis et ses proscrits. Ceci afin peut-être d’en montrer la suprême inhumanité. Car Rendel montre, il ne dénonce pas. Par sa défiguration volontaire, il a dépassé depuis longtemps les bataillons de naïfs pensant pouvoir changer le monde. Il trace seulement son chemin dans un univers des apparences, porteur de son inacceptable vérité tout comme de sa sublime sincérité. En cela, il est plus qu’humain. Ce qui en fait une sorte de dieu tutélaire qui de temps à autre nous rappelle combien nous sommes seuls et dangereux. Et pour nous-mêmes et pour les autres. Ce qui ne veut pas dire que les autres ne le soient pas. C’est en renversant d’ailleurs ce vieux rapport d’une société qui fait de nous les apôtres de vanités inutiles qu’il nous révèle combien nous sommes superficiels, inachevés, car mal éduqués. Bien loin de faire le procès du libéralisme à tout va, Rendel nous rappelle comment nous devrions être face au dressage qu’il nous fait subir. Par-delà le bien et le mal. Par-delà une lutte sociale basée sur l’argent et le grade qui occultent souvent les véritables valeurs que l’on se réapproprie parfois dans la douleur.
Bien plus complexe qu’il n’y paraît, le Rendel de Jesse Haaja nous invente un superhéros très familier, trop peut-être. Comme le miroir intime de nos grandes espérances déçues et de notre capacité à ne jamais nous soumettre aux séductions d’une société qui est aussi faillible et fragile que nos identités sociales. En perdant tout, Rendel se réapproprie son essence première. Cette cagoule qu’il porte est un peu le symbole de ces derniers prêtres laïcs que nous sommes en train de devenir, revenus de leurs fascismes et de leurs illusions pour ne plus arborer que la rugosité d’un visage grimaçant une défiance sans objet, et promulguant une lutte sans destin ou vie future. Tout est là, ici, maintenant, comme nos vies esseulées qu’on voudrait tant voir aboutir ailleurs alors que nous ne devrions peut-être nous préoccuper que de ce qui se passe pour soi, dans cet enfer pas si infernal que ça quand on sait le réévaluer pour ce qu’il est. Et trouver non pas un paradis existentiel qui serait aussi un piège, mais bien un moyen terme, une façon de rompre cette roue des âmes toujours et encore obligées de se souvenir selon des schémas anciens préétablis pour mieux se mentir sur ce qu’elles sont en réalité. Avec Rendel, le temps du conditionnel du « je devrais être » est abrogé pour définitivement nous installer dans le présent du singulier du « je sais ce que je suis ». Et il sera amusant ici de jouer à un jeu de rôle en nous demandant si ce « Ruttika » ne serait pas au final chacun d’entre nous avec son éternel cordon ombilical si difficile à rompre, et cet Œdipe-roi si difficile à faire passer aux autres quand la mère est morte en couche. Avec, assis à côté de nous, comme à la toute fin du film, ce Rendel faisant office de psychopompe chargé de nous apprendre à nous trouver, en bien et en mal. La mort symbolique de Ruttika serait cette prise de conscience de ce qu’on est enfin pour soi et non pas pour cette société qui aime tant nous modeler, nous instrumentaliser, nous cannibaliser. Ruttika sait enfin ce qu’il est, et non pas qui il est. L’égocentrisme existentialiste s’efface devant une révélation ontologique du « je » sans plus aucune préoccupation sur un quelconque devenir « après », mais uniquement cette illumination de « se savoir ». Cette illumination est inaugurale, car elle met en question le mot « être » au lieu de cette propagande du mot « identité » qui n’est qu’un masque. En crevant l’abcès causé par cet Oedipe que lui a agrafé son père sur le cœur, Ruttika dépasse l’identité sociale superficielle pour renouer avec l’individu qui s’est enfin trouvé et donc pardonné. Sans se préoccuper de rédemption, pardon ou providence divine. Juste avant de fermer les yeux et retourner dans le monde des apparences, plus en accord avec lui-même. Les mercenaires recrutés par Vala pour tuer Rendel n’y parviennent pas, ne l’envisagent même pas. Ils rejoignent le théâtre des ombres aux identités factices dans l’attente de rejouer un autre drame antique sous d’autres masques. Et Rendel se perd lui aussi dans les ombres. Mais il pourchasse toujours le même Ruttika. Lui aussi s’inscrit dans cette même question ontologique sur l’être, et sur le mal. Son nom veut dire « ordre », son masque difforme nous parle pourtant plus de chaos. De l’ordre dans le chaos. Rendel, à l’image d’un Batman, cherche à éradiquer le mal. Mais il en porte les stigmates physiques. Il est un monstre qui chasse les monstres pour un ordre qui toujours retombe dans les eaux instables du vice. Fascinant de bout en bout. On se met à rêver de ce qu’un Jesse Haaja aurait pu faire s’il avait eu les moyens d’un Christopher Nolan et la folie d’un Quentin Tarantino…
Chapeaux bas, Mister Haaja.
Emmanuel Collot
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