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"Michael Moorcock" de Par Ramsès
Michael Moorcock est sans doute l’un des auteurs étrangers les plus traduits et les plus appréciés du public francophone. Outre les romans de fantasy (Elric et ses nombreux avatars) qui firent beaucoup pour sa popularité, il a donné une œuvre forte, baroque, subversive, souvent fascinante, surfant sur la New Wave des turbulentes années soixante londoniennes, qu’il a vécu en protagoniste majeur. Touche-à-tout de génie, il dirige quelque temps la revue New World dont il se sert pour impulser des courants et des modes (steampunk, roman pop, néo-formalisme), avant de s’épanouir dans des récits historiques ou uchroniques situés au tournant du XXe siècle. À l’occasion de la sortie en France de La Fille de la voleuse de rêves, 3e opus d’un de ses cycles les plus accomplis, entretien avec un écrivain, un homme terriblement lucide et moderne.
Michael Moorcock, pouvez-vous dégager en quelques mots les œuvres, les influences, les courants qui ont dicté vos choix d’écriture ?
Les deux premiers livres “ pour adultes ” que j’ai lus furent Le Guerrier de Mars, de Burroughs et Apple Cart de G.B. Shaw. Ensuite, le premier livre que j’ai acheté avec mon propre argent fut Pilgrim Progress, de John Bunyan. J’ai alors grandi avec l’idée qu’un livre pouvait se lire au moins à deux niveaux. Non pas que j’ai cherché un sous-texte moral dans les aventures martiennes de Burroughs... Mais j’ai ajouté ce genre de dimension de “mes” aventures martiennes, avec Michael Kane. Plus tard, j’ai apprécié la fantasy de Mervyn Peak, qui est pour moi le vrai maître de la fantasy anglaise. T.H. White m’a également influencé. Des auteurs plus modernes aussi, comme Angus Wilson et Elizabeth Bowen. Les existentialistes français – particulièrement Camus, m’ont fasciné dès mon plus jeune âge. Je ne suis pas attiré par un genre particulier. J’aime aussi le polar. Mais c’est surtout des auteurs en particulier que j’apprécie. Leur ambition littéraire et la qualité de la langue.
La SF d’aujourd’hui semble manquer de fortes personnalités. Quels sont à vos yeux les nouveaux auteurs qui comptent ?
Je ne lis quasiment plus de SF & F aujourd’hui. J’en ai lu beaucoup lors de la mise à jour de mon étude critique sur le genre (Wizardry and Wild Romance), mais depuis, j’ai cessé toute lecture de ce genre. J’ai commencé à écrire ce genre d’histoires alors que les rayons des librairies étaient encore vides, ou presque. Parce que j’avais été déçu par Tolkien et que j’étais devenu trop âgé pour Howard et Conan. Je crois que c’était le même réflexe qui nous a fait plonger dans le rock’n’roll. Parce qu’il n’y avait pas encore de structure critique, de risque d’identification hâtive. Et les jeunes de l’époque pouvaient se l’approprier. Comme les jeunes des années 80-90 se sont appropriés le monde des jeux de rôles. Je lis maintenant les romans de mes vieux amis (sans toujours être enchanté...) et ceux de quelques jeunes talents comme Tim Etchells, China Mieville, Steve Aylett ou Jeff VanderMeer. J’aime la direction générale que prennent le cyberpunk et la dark fantasy (en fait des étiquettes qui sont collées sur ce que l’on pourrait qualifier plus simplement de fantasy urbaine). Le processus et la fascination du public pour ce genre sont nés du même réflexe que déclenchèrent des gens comme Hammet ou Chandler. Ces auteurs qui transformèrent les romans policiers et aventures urbaines, par réaction aux décors bucoliques des classiques de la littérature policière. Les nouveaux auteurs de fantasy ont aussi tendance à rejeter la campagne pour camper leurs histoires dans des villes imaginaires. Une fantasy donc en total contraste avec Tolkien... que peu de nouveaux auteurs apprécient.
La majeure partie de votre œuvre mêle politique et métaphysique, réflexion et engagement. L’homme Michael Moorcock s’attache-t-il à défendre dans la vie quotidienne les valeurs défendues par l’écrivain ? Ou considérez-vous la littérature comme un art de vivre, au point de vous fondre en elle ?
Bien sûr, je suis la même personne. J’ai d’ailleurs travaillé comme auteur de speech politiques et comme pamphlétaire. J’exprime simplement mes vues différemment selon le style utilisé. Bien entendu, je peux plus facilement prendre position dans un essai, plutôt que dans Les Seigneurs des Airs. Pourtant, dans cette série, je prends position sur le futur tel qu’il avait été imaginé par Kipling et les autres adorateurs de l’Empire. Je montre ce futur, avant de faire découvrir aux lecteurs ce qui se cache dessous. C’est une manière de fonctionner que j’ai depuis Elric, en fait. Dans mes écrits, les “ mauvais ” s’avèrent souvent être les “ bons ” et vice-versa. Dans Hawkmoon, le langage dominant, c’est le français et les Français accompagnés des Allemands s’élèvent face à un Empire Britannique diabolique. Dans le cycle du Champion Eternel, les étrangers sont les “ bons ”, alors que les humains sont infâmes.
Ce n’est pas vraiment un tic d’écriture, c’est plutôt un moyen de pousser le lecteur à regarder sous la surface et à examiner ce qui est marginal et différent d’un œil moins négatif. Donc, dans ce sens, mes croyances politiques influencent mes écrits. Mais je ne mettrai jamais un discours politique dans la bouche d’un de mes personnages au détriment de l’histoire.
Avec La Fille de la voleuse de rêves, vous revenez à des thèmes et des personnages qui vous sont chers. Elric et les Von Bek apparaissent comme des jalons de votre évolution littéraire : tandis que le premier, cynique et nihiliste, se révèle au final incapable (ou sans désir) d’échapper à ses manipulateurs, les Von Bek optent pour un positivisme teinté d’humanisme qui leur permet de modifier leur destin. Pouvez-vous nous éclairer sur ce point ?
Oui, c’est une analyse assez logique. Pour développer le personnage d’Elric, sans reproduire sans cesse les mêmes histoires, je devais trouver un moyen d’exprimer ma propre maturité à travers celle d’Elric. En faisant de Von Beck et Elric des personnes “ identiques ”, j’ai pu développer Elric tout en agrandissant le canevas sur lequel il évoluait, plutôt que d’user toujours des mêmes ressorts. Von Beck, bien sûr, a des idées très proches des miennes.
Liberté. Responsabilité. Justice. S’il ne devait en rester qu’un, ce serait...
La justice. Elle comprend les deux autres... En vieil anarchiste, je devrais sans doute choisir la liberté ou la responsabilité... Enfin si vous voulez parler de responsabilité dans le sens “ indépendance ”, je vote pour la responsabilité.
Les trois romans du cycle des Von Bek semblent illustrer l’axiome selon lequel tout idéal (éclairé) peut être retourné pour le pire. La foi religieuse, la métaphysique, la politique, le Progrès. Quel péché récurrent signe ainsi la perte de l’humanité ?
Parce que j’écris à propos d’idéaux corrompus, ce ne veut pas dire que je crois que tous les idéaux seront un jour ou l’autre corrompus. L’auteur est une espèce de magicien – il lance des sorts avec l’espoir qu’un jour l’humanité triomphera de tous les tourments. Un auteur est fatalement un optimiste. Je crois toujours que le monde pourra atteindre une certaine maturité. Mais parfois je me sens, comme le chante Mose Allisson “ pas désabusé... mais en route pour quelque chose qui y ressemble ”.
De la même manière, vous accordez beaucoup d’importance à l’idée de rachat, d’une rédemption possible. Selon vous, comment peut advenir une sur-humanité telle que la rêvait Nietzsche, c’est-à-dire une humanité libérée de ses illusions et exigeante envers elle-même ? Révolution spirituelle ? matérielle ? métaphysique ? politique ?
Je crois qu’il faudrait un peu de tout cela. Et que toutes ces tendances s’accordent, ce qui ne sera pas facile. Mais la realpolitik aujourd’hui prône l’idée de considérer les intérêts du monde et de les faire siens. Cela pourrait nous aider.
La façon dont vous stigmatisez la machinerie infernale d’où procède le nazisme et le fascisme en général prend un éclat particulier à la lumière des très récents événements... Le Péril nihiliste ne date pas d’hier, comme l’ont démontré Dostoïevski et ses contemporains. Mais à l’heure où les légions de l’entropie déferlent partout, en Tchétchénie, au Proche-Orient, au cœur même de la civilisation occidentale, croyez-vous que Tanelorn – la Cité idéale à laquelle vous aspirez – puisse se réaliser et s’étendre avec les seules armes de la littérature ? On peut résister, on peut combattre avec des mots ?
Je suis un démocrate populaire. Et je crois que plus les gens possèdent de pouvoir, plus ils le gèrent avec responsabilité. Comme je l’ai déjà dit, je suis un optimiste. Si je ne pensais pas que la lutte des mots avait encore un sens, je cesserais d’écrire. Je n’aurais plus de motivation. Je crois que j’entretiens un dialogue avec mes lecteurs. Un auteur doit agencer les sentiments et les idéaux de ses lecteurs pour en faire des histoires utiles.
Je dis souvent que Tanelorn est votre propre “ centre ”. Qu’il faut la chercher en vous, la créer. Il faut le faire avant de vouloir s’attaquer au monde. Par exemple, je pense que trop de sentimentalisme nuit à l’action. Une action, même discrète, est plus importance qu’un sentimentalisme bruyant.
On sait les liens qui vous rattachent à la musique (rock notamment). Trouvez-vous toujours le temps de pratiquer cette autre forme de résistance ?
Non, pas sérieusement. Généralement, j’écris des paroles de chansons lorsque je travaille dans le milieu musical. J’ai quelques projets musicaux dans les deux ans à venir, mais je n’ai pas vraiment la motivation. Je préfère employer d’autres formes d’écriture pour l’instant.
Au risque de paraître affreusement léger, je ne résiste pas au plaisir (sadique) de vous demander ce que vous ont inspiré les adaptations cinématographiques du Seigneur des anneaux et de Harry Potter...
Je n’ai pas vu Harry Potter. Je n’arrive pas à m’identifier à un personnage de petit garçon... Et de la même manière j’ai dû plusieurs fois aller me dégourdir les jambes durant Le Seigneur des Anneaux. Lorsque vous commencez à vous poser des questions du genre “ s’ils sont capables de fabriquer des méga feux d’artifices, pourquoi ne projettent-ils pas l’anneau jusqu’à la lune ”, ou “ pourquoi ne se battent-ils pas avec des fusils ” ou encore “ comment se fait-il que le carquois de Legolas est tout le temps plein de flèches ”, vous comprenez que vous n’êtes pas tout à fait pris par le film. Déjà dans le livre, je m’identifiais uniquement à Gollum. Mais au moins ils nous ont épargné la poésie à deux francs. D’un autre côté, j’ai également trouvé 2001, Odyssée de l’Espace soporifique, et je l’ai vu pour la première fois à côté d’Arthur C. Clarke, qui aimait beaucoup cette version de son œuvre...
Vous-même, n’avez-vous jamais été tenté de travailler pour Hollywood ? À quand un Elric sur grand écran ?
J’ai travaillé sur Le Programme Final, mais j’ai demandé que mon nom soit retiré du générique lorsque j’ai vu le résultat final, en complet désaccord avec mes idées. J’ai écrit le scénario de Land That Time Forgot, pour acquérir de l’expérience dans ce domaine. J’ai travaillé avec Irvin Kershner et Richard Dreyfuss, mais sans résultats. À force de leur proposer des idées, ils finissent par accrocher... alors que vous êtes usés par tant de tractations.
Je pense, instinctivement, que Elric aurait de meilleure chance s’il était adapté en France. J’adore la richesse et la texture des films d’époque français. Cela n’a rien à voir avec le tape à l’œil du Dracula de Coppola, par exemple. Les Américains ne savent pas habiller un décor d’époque. Je crois que cela vient de leur expérience limitée du théâtre. Alors jusqu’ici, j’ai refusé toutes les demandes américaines. Une coproduction entre l’Angleterre, la France et le Japon serait idéale, mais personne ne me l’a encore proposé. Je n’ai pas envie de vendre Elric pour autre chose que ce qu’il est réellement. J’avais reçu une proposition faramineuse d’un réalisateur que je détestais, avec lequel je ne voulais pas travailler. Je crois que c’est un fasciste. Le problème avec ce que j’écris, c’est que si vous passez à côté de l’ironie, vous pouvez vous mettre plein d’idées fausses en tête sur ce que je pense. Je crois aussi que je refuse toujours parce que plus le film est cher, moins vous avez de contrôle. Et les films à effets spéciaux ne se montent pas sur un budget de misère.
D’autres projets d’ordre littéraire ?
J’ai récemment terminé The Skayling Tree, le deuxième d’une série de trois avec Elric qui sera la toute dernière aventure de fantasy que j’écrirai. Je négocie l’écriture d’un livre sur Mervyn et Maeve Peak et j’ai encore un roman sur Londres, une suite de King of The City, dans mes projets immédiats. Je continue d’écrire des histoires de Jerry Cornelius et un nouveau recueil est d’ailleurs prévu, intitulé Cheering for The Rockets. Je termine aussi le volume final de ma série sur l’Holocauste, l’histoire du Colonel Pyat (premier volume publié il y a quelques années déjà, en France, sous le titre Byzance 1917) et c’est sans doute le volume le plus dur, car il aborde l’esprit Nazi (banal et terrible à la fois) de très près. Une écriture difficile, ce qui explique pourquoi il m’a fallu onze ans pour conclure après le troisième volume. J’ai encore un Elric/Von Beck à écrire qui s’intitule provisoirement The Swordsman of Mirenburg. Cela devrait me mener à la retraite, dans trois ans. Retraite durant laquelle je n’écrirais plus qu’un seul livre par an.