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Un monde aride représentant une plongée en soi-même.
Ayant connu une enfance difficile, né d’un père alcoolique, Frank Herbert a très tôt témoigné de son amour de la nature par l’évasion en allant pêcher ou chasser. Devenu journaliste, il eut à faire un reportage sur les dunes de l’Oregon ce qui l’amena à s’intéresser aux problèmes écologiques. Dès lors, il se mit à écrire des nouvelles de science-fiction qui connurent un succès mitigé. Il finit par connaître la consécration en 1965 avec Dune. Il y raconte, dans un futur très lointain, la lutte menée entre elles par deux puissantes familles, les Atréides et les Harkonnen, pour la possession de la planète dénommée officiellement Arrakis, surnommée Dune par ses habitants en raison de son caractère désertique. Si cette planète a son intérêt c’est en raison du produit extrêmement convoité qu’elle recèle, l’épice. Le conflit se passe au sein d’un empire galactique dominée par un empereur au pouvoir duquel les grandes familles sont théoriquement maintenues en sujétion.
L’univers sablonneux de Dune, monde inquiétant, donne l’occasion à l’écrivain de s’interroger sur les drames écologiques connu par la Terre dans un saisissant grossissement. L’eau, devenue rare, reste présente dans les profondeurs souterraines. Au-delà de ces préoccupations, existe une dimension psychologique accolée à l’œuvre faisant vivre chaque protagoniste de manière intense en les faisant correspondre à des types de caractère particuliers. Là transparaît l’intérêt que Frank Herbert avait éprouvé dans sa jeunesse pour Carl Gustav Jung (1875-1961), l’un des fondateurs de la psychanalyse, célèbre par sa théorie de l’inconscient collectif. Si en chaque individu existe un inconscient personnel fruit de toutes ses expériences, existe au-delà un inconscient commun à tous les hommes, exprimé dans les contes, mythes et légendes qui de tout temps ont fasciné l’Humanité. Si l’inconscient personnel peut être malade, l’inconscient collectif ne l’est jamais et il est toujours loisible à la personne de s’appuyer sur lui en cas de troubles. Le métier de journaliste exercé par l’écrivain, son expérience dans le domaine de la communication, l’avaient initié au monde du pouvoir et à ses arcanes. Ainsi avait-il réfléchi sur les mouvements fanatiques ayant à leur tête des êtres charismatiques, ôtant toute liberté à l’individu. En liaison avec son intérêt pour Jung, il s’était interrogé sur l’être humain dans sa dimension intemporelle.
L’univers de Dune demeure familier aux lecteurs en raison des similitudes existant entre les pouvoirs et sociétés que l’auteur met en scène et celles ayant existé sur terre dans l’Histoire. Les Fremen, indigènes d’Arrakis, évoquent les bédouins du monde arabe mobilisés par Mahomet. Le Jihad, la guerre sainte, est maintes fois évoqué dans la saga. Les liens très lâches unissant les planètes de l’empire galactique font penser aux rapports féodaux existant autrefois dans le saint empire romain germanique. De tels rapprochement réaniment chez le lecteur les archétypes, ces forces puissantes composant l’inconscient collectif de Jung que l’individu se doit de canaliser en lui pour parvenir à une meilleure connaissance de soi.
Ainsi le roman de Frank Herbert est-il une œuvre réellement archétypique propre à révéler à chacun sa profonde humanité.
La planète Arrakis, image des profondeurs de la nature humaine.
L’homme est une synthèse des forces de l’univers ; depuis longtemps, penseurs et théologiens en avaient acquis la conviction. Si d’un point de vue strictement scientifique, il n’est que poussière au sein du vaste Cosmos, sur le plan spirituel et philosophique, il se définit par rapport à cet environnement. Chaque planète est en résonnance avec le fond de son âme.
Dans ces conditions, on ne peut qu’être fasciné par le monde de Dune, univers intergalactique prenant la dimension d’un empire étendant son pouvoir sur une multitude de planètes. Mais la démesure d’un théâtre d’action aussi immense ne se justifie que pour mieux mettre en valeur les drames profonds et complexes auxquels est en proie la nature humaine. Tel est le sens pris par l’astrologie, le langage des astres, « configurations symboliques comme l’inconscient collectif dont la psychologie s’occupe » ainsi que l’affirmait Jung, cet art divinatoire qui se targue de prévoir à l’avance le cours des choses à travers le mouvement des planètes, ces dernières supposées avoir une influence sur les destinées humaines. Arrakis, lieu de l’action, est une image de l’inconscient, concrétise le monde des archétypes et des symboles tant valorisé par Jung.
Son premier caractère est celui de sécheresse, d’aridité attachée au désert. Recouverte de sables dans sa plus grande partie, la planète offre un aspect de désolation. C’est par excellence le lieu d’une certaine pureté, celui de tous les commencements, et l’on sait l’importance que prend le désert dans nombre de religion. Moïse, chassé d’Egypte, Mahomet, chassé de La Mecque se retirèrent en de tels endroits. Jésus y fut tenté par le diable. Loin des séductions du monde, l’individu retrempe son âme dans un environnement caractérisé par le vide. Il renaît à une vie nouvelle et sa personne est transformée. Toute conquête spirituelle ne peut se passer d’une immersion de l’âme dans un univers dont le dépouillement a son corollaire en l’individu. Là trouve sa justification le titre du roman, l’appellation par laquelle les indigènes désignent leur planète, Dune. Telle est Arrakis, une succession de dunes se répétant à l’infini de manière monotone.
Cette vie spirituelle épurée si caractéristique du désert se manifeste avec force de par la présence sur la planète d’une substance dynamique, point de convergence de l’œuvre d’Herbert, l’épice. À ceux en disposant, cette dernière permet de prolonger la vie, raccourcit les distances parcourues par les vaisseaux spatiaux. Elle donne aussi le pouvoir de prédire l’avenir. « Au commencement étaient les épices » commence Stefan Zweig dans sa biographie de Magellan. L’engouement montré dès le XVème siècle par les Européens envers ces condiments orientaux donnant leur saveur aux mets, indispensables jusque dans les parfums et les encens, est bien fait pour rendre compte de la fascination exercée sur les esprits de Dune par le Mélange. De manière symbolique, celui-ci représente une dimension sacrée présente en l’âme de l’individu, l’archétype du divin dont parle Jung susceptible de faire progresser la créature vers son Soi, « l’incarnation et la révélation de Dieu lui-même » . Ce caractère mystique détenu par l’épice l’apparente au Graal, le vase qui aurait recueilli le sang du Christ tant recherché par les chevaliers de la table ronde. Mais l’œuvre de Herbert ne saurait être comparée au voyage initiatique entrepris par ces derniers, périple destiné à leur faire entrevoir la suprême béatitude. L’épice fait sentir sa présence tout au long de l’œuvre ; on sait où la trouver et seule son influence se fait sentir. Dieu, en définitif, reste à l’état d’idéal latent au caractère lointain. De manière plus subtile, est fait état d’une opération alchimique.
Les alchimistes d’antan passaient pour rechercher la pierre philosophale permettant de transformer les métaux vils en or. Ils étaient en fait des philosophes estimant que Dieu était présent dans la nature. L’importance accordée à la matière se rattache à ce que Jung appelle l’« âme du monde », la présence de l’esprit divin dans les choses existantes, à la manière du dieu Pan, le « Tout », l’énergie vitale animant le cosmos. Ils désiraient renouer contact avec la materia prima, la « première matière » ou matière originelle réceptacle de l’âme du monde, la matière, l’essence absolue d’avant le chaos, un idéal et l’objet d’une recherche personnelle de la part de chacun. Extrapolant ce rôle, Jung y a vu une image de l’inconscient, assimilant l’art des alchimistes à une mystique. « [La materia prima] représente la substance inconnue qui porte la projection du contenu psychique autonome. Une telle substance ne pouvait naturellement pas être spécifiée, parce que la projection émane de l’individu et est, par conséquent, différente dans chaque cas » disait-il.
Ainsi était l’épice, sorte de materia prima présente dans l’univers, pierre philosophale objet de quête de la part de maints individus. Très justement, la pierre a été perçu comme une représentation de la matière par excellence. Ininflammable, contrairement au bois, l’élément passait pour avoir une origine céleste. A partir de là, il est devenu un symbole d’éternité, la pierre philosophale destinée à faire toucher par la personne cette parcelle divine qu’elle est supposée receler en elle, l’épice présente dans les entrailles d’Arrakis permettant à celui qui en dispose d’abolir l’espace et le temps et d’approcher l’absolu. On pense au chamanisme, cette tradition en usage chez les peuples d’Asie centrale favorisant un élargissement de la conscience par la transe. Du latin trasire, « passage », celle-ci prône le passage du « trépas » à la vie, c’est-à-dire à un état de conscience plus riche. Chaque individu a en lui des potentialités qu’il convient d’exhumer pour devenir plus fort. Il lui faut mourir à soi-même, à ses idées, ses sentiments, ses croyances, ses préjugés. Dans le domaine médical, la personne a en elle des énergies qu’elle peut réguler par elle-même. Un dialogue intérieur est possible et l’on commence à renoncer à ce que l’on a cru être auparavant. L’énergie spirituelle symbolisée par l’épice rend possible cette transformation.
Mais si celle-ci a pu prospérer sur Arrakis c’est au prix de conséquences tragiques pour l’environnement. Auparavant, la planète était un véritable paradis où la nature fournissait à ses habitants tous ses bienfaits. L’eau régnait en abondance et ne manquait à personne. L’exploitation de l’épice a entraîné une désertification de Dune. Si le Mélange exprime la vie spirituelle, l’eau est l’image de la vie terrestre et naturel. Plus qu’opposées, l’un et l’autre sont complémentaires. La possibilité existe de faire renaître cet éden, projection de la force morale manifestée par la personne pour se trouver à partir des seules richesses de son inconscient collectif symbolisées par l’épice.
Sur cette terre désolée vivent les Fremen, les « hommes libres ». Echoués en des temps lointains sur Arrakis, ils ont usé de toute leur énergie pour s’adapter à ses conditions naturelles. D’aspect étrange, ils sont en quelque sorte des esprits de la nature, à l’égale des lutins, gnomes, farfadets peuplant les folklores de nos pays. « Ici, c’est le pouvoir du désert. Les Fremen en sont la clé » dit Paul, héros de l’œuvre. Leur nature spirituelle, riche de promesse, transparaît dans leurs yeux d’une couleur uniformément bleue comme le ciel. L’âme forte qu’ils sont parvenus à se créer est symbolisé par le krys, ce poignard inséparable de leur personne. A l’exemple des kriss, lames javanaises, il prend pour eux valeur de spiritualité. « Le couteau est fait dans une dent de ver des sables. C’est l’emblème des Fremen » . Libres, ceux-ci le sont par la façon dont ils ont su faire leur ce monde d’Arrakis, ne comptant que sur leurs forces pour survivre. « Qui pourrait se déplacer sur le sable avec autant d’assurance ? Qui d’autre pourrait ne pas partager notre terreur ? Ils ne sont pas en danger, eux ! Ils savent comment vivre ici ! » juge Paul avec lucidité. Pour remédier au manque d’élément liquide, les Fremen ont été obligés d’économiser celui-ci en évitant le gaspillage. Avec finesse Frank Herbert l’a exprimé ; en eux-mêmes ils ont résolu de trouver ce qui leur manque pour compenser la difficulté à trouver de l’eau dans leur environnement. Tel est l’usage du distille, cette combinaison particulière leur permettant de prendre l’élément aqueux de leurs corps, de le distiller et d’en user une nouvelle fois pour leur survie. Ainsi s’explique Liet Kynes devant le duc Leto : « La couche au contact de la peau est poreuse, perméable à la transpiration qui rafraichit le corps […] Les mouvements du corps, et surtout la respiration, ainsi qu’un certain effet osmotique suffisent à fournir l’énergie nécessaire au pompage […] L’eau recyclée circule et aboutit dans des poches de récupération d’où vous l’aspirez grâce à ce tube fixé près de votre cou » . En lui seul l’individu se doit de trouver l’énergie nécessaire à sa réalisation, canaliser sa force vitale, dont l’eau est un symbole, pour son meilleur accomplissement. Cette liberté qu’ils ont en apanage, il appartient aux Fremen d’en faire profiter celui ou ceux qui ont su conquérir leur âme.
Forts de ces conquêtes, les habitants de Dune ont été armés pour faire face aux dangers de leur planète, en premier lieu les vers géants gisant sous les sables. Toutes les mythologies, à leur suite la littérature fantastique, ont mis en scène des monstres. A l’image du dragon chinois, ceux-ci manifestent la puissance de la nature, au-delà celle de notre nature, notre inconscient, lequel ainsi que le disait Jung, présente des forces susceptibles de subjuguer l’individu s’il n’y prend garde. « Seul un animal particulièrement compliqué et irréel pouvait exprimer, semble-t-il, un élément psychique étranger lui aussi à la réalité concrète » disait-il. Face aux vers des sables, l’attitude des Fremen sera toute de prudence. A la différence des étrangers, ils ont su dominer la peur que leur inspirait ces créatures et sont parvenus à s’en faire des alliées. Telle doit être la plus saine attitude que doit adopter l’individu vis-à-vis de son monstre intérieur, non le fuir mais lui faire face et l’intégrer à sa conscience. De ces êtres dépendent l’épice dont ils assurent la reproduction. « S’il existe un rapport entre l’épice et les vers, en ce cas tuer le vers pourrait signifier la destruction de l’épice » convient Paul.
Barbarie et civilisation dans l’univers de Dune.
Il est regrettable que les autres habitants de l’univers n’aient pas acquis le même état d’esprit. A l’égard d’une planète aussi aride, ils n’ont su que favoriser une exclusive volonté d’appropriation. L’intérêt porté à l’épice n’est motivé que par le souci d’accroître leur pouvoir en cédant au seul matérialisme.
C’est en premier lieu le désir de l’empereur Padishah Shaddam IV. Maître d’un immense univers, il se pose en personnage froid et égoïste, tenaillé par l’hybris, sentiment de démesure le poussant à ne suivre que son désir de puissance. A cette fin, il n’hésitera pas à donner libre cours à ses instincts de domination, ceux incarnés par son âme damnée le baron Harkonnen, la bestialité même à laquelle risque à tout moment de céder la créature humaine. Ses choix démontrent que toute sa personne est demeurée extérieure à Arrakis et qu’en aucun cas il n’a témoigné de l’humilité nécessaire pour tenter de s’adapter à la réalité qu’elle représente. « Lorsqu’ils vous ont permis de monter sur le trône de votre père, ce n’était qu’avec l’assurance que l’épice continuerait de se déverser. Vous avez trahi votre engagement, Majesté » lui dit Paul. Le refus d’assimiler la sagesse spirituelle que pourrait lui prodiguer l’épice est l’image de l’être n’établissant ses projets que sous l’empire de la seule raison. A l’instar des hommes du monde moderne, il ne crée que de manière artificielle et la nature est chez lui ignorée. La projection d’une telle personnalité est manifestée par les sardaukars, soldats impériaux, humanoïdes sans âme véritable issus de la seule intelligence humaine, clones d’une performance guerrière remarquable obéissant aveuglement aux ordres donnés. Ils symbolisent la science déshumanisée coupée de tout principe d’ordre éthique. De tels êtres finiront par être vaincus par les habitants de Dune, les Fremen. L’empereur est aidé par le CHOM, ghilde commerciale ne voyant la production de l’épice que sous l’angle du profit. Désireux d’en accaparer tous les avantages, ses membres subiront le pouvoir de cette substance qu’ils n’ont pas su canaliser avec mesure. A l’exemple des compagnons d’Ulysse transformés en bêtes par l’enchanteresse Circé, leur corps prendra peu à peu la forme d’amphibiens, de poissons.
L’orgueil des uns et des autres est généré par le mépris envers les forces spirituelles recelées en leur âme et dont ils n’ont pu assimiler la richesse. Leur personne est caractérisée par une dualité entre d’une part leur conscience claire, d’autre part leur fond obscur dont ils ne sont plus maîtres. Cette nature double est illustrée dans le roman d’Herbert par la féroce rivalité opposant Atréides et Harkonnens, les premiers incarnant la civilisation, les seconds, image de la barbarie.
Qu’est-ce que la civilisation ? Qu’est-ce que la barbarie ? La question est posée à travers le combat entre les deux familles. A l’image de Prométhée dérobant le feu aux dieux, la civilisation représente un progrès graduel opérée par la conscience humaine prenant peu à peu ses distances envers sa nature animale. Par sa tendance à penser, à user de son intelligence et de son langage, l’homme parvient à s’affranchir des contraintes naturelles caractérisant son univers. Encore convient-il de toujours rester en contact avec les forces obscures siégeant dans la conscience profonde et demeurées puissantes. Le sacré est un moyen de pérenniser ce contact et de canaliser ces forces pour le plus grand bénéfice de la conscience raisonnable. Une attitude par trop unilatérale ne considérant les choses de la vie que sous leur seul aspect positif sans considération aucune pour un point de vue antagoniste, autrement dit une volonté de juger les faits présentés à notre attention sous un angle unique fait courir à l’individu le risque d’être victime de débordements.
Ce caractère ambigu dévolu au bien véritable est exprimé par la famille Atréide, en tout premier lieu par son chef le duc Leto. A travers ce dernier se manifeste un idéal de vie susceptible de caractériser la civilisation à son plus haut degré. Leto a le désir de bien faire et de bien agir. Parti de sa planète d’origine, la planète Caladan, il a le mérite de vouloir se confronter au monde nouveau et aride représenté par Dune. Doué de qualité d’humanité incontestable, il n’hésite pas à arrêter momentanément la production d’épices pour aller secourir ses hommes menacés par les vers des sables. Témoin de ses efforts, Kynes l’admire : « Le Duc s’inquiète plus pour les hommes que pour l’épice […] cette menace sur la vie des hommes l’a mis en rage. Un tel chef pourrait s’assurer des loyautés fanatiques » . Vis-à-vis des indigènes, les Fremen, sa politique est celle de la conciliation et il ne demande pas mieux que de vivre en bonne intelligence avec eux. Pourtant, il reste prisonnier d’un système, celui que sa famille a pour charge de défendre, et n’a pas pris une mesure suffisante des dangers qui le menacent. Trop confiant envers la droiture humaine, il ne réalise pas qu’en sa maison même, ses ennemis les Harkonnen puissent avoir des complices susceptibles de le trahir. Esclave de ses principes, il apparaît par trop déterministe, manque d’esprit critique dans son appréhension du monde de Dune. Un personnage, en particulier, exprime cette limitation, celui de son serviteur Thufir Hawatt. Ce dernier est un Mentat, autrement dit un « ordinateur humain », l’un de ces êtres à avoir développé des qualités exclusivement intellectuelles, les machines ayant été proscrites des millénaires auparavant. Son influence est grande sur le chef de la maison Atréide qui bien souvent prend ses décisions sur ses conseils. Leto trahit là sa faiblesse car la puissance intellectuelle n’est qu’un aspect de la psychologie humaine et bien des champs de celle-ci sont insuffisamment pris en compte. Finalement, c’est par un traitre, le docteur Yueh, que le duc sera confronté à son destin, avec lui la maison Atréide. « La trahison peut être le fait d’une intelligence supérieure, entièrement affranchie des idéologies civiques » disait Paul Léautaud. En favorisant la venue des Harkonnen et leur triomphe sur les Atréides, Yueh a prouvé qu’il n’était tributaire d’aucune morale préétablie et qu’il restait seul juge du Bien général. Sans doute, il poursuit un but personnel de vengeance et sa volonté d’en finir tant avec le duc Leto qu’avec son ennemi le baron Harkonnen montre qu’il est bien plus proche de l’harmonie générale représentée par la conjonction des opposés, la relativité du bien et du mal, que son ancien maître.
Finalement triomphent les Harkonnen, victoire de la barbarie sur la civilisation. Désignant à l’origine, en Grèce, celui qui parle indistinctement, le Barbare en est venu à s’assimiler à l’étranger. Il ne représentait nullement alors la sauvagerie animale et ce n’est que peu à peu, devant les déprédations auxquelles se livraient les peuples envahissant l’empire romain qu’il prit cette acceptation. Demeurait simplement au départ l’idée d’une certaine supériorité de la civilisation jugée plus avancée que ce qui existait au-delà d’une frontière déterminée. Ce jugement est resté en honneur dans l’Italie du XVème siècle qui avait su atteindre un haut degré de raffinement, ne jugeant qu’avec mépris les peuples hors de la péninsule restée pour elle « barbares ». Aujourd’hui, alors que le monde entier a été reconnu a disparu cette séparation géographique. Elle renaît en l’âme humaine à travers une dualité nuisant à son plein épanouissement. C’est l’attitude des Harkonnen envers les habitants d’Arrakis, les Fremen. Barbares, ils le sont par leur comportement, usant de la seule violence pour arriver à leur fin. Le choix qu’ils ont fait de briser les Fremen et de les exterminer pour mieux s’assurer de la production de l’épice est l’image de la conscience n’agissant plus que sous l’empire de la seule raison au grand détriment de la liberté humaine. « Ils les détestent. Ils n’ont jamais essayé de les recenser. Ils se contentent de les chasser pour le plaisir » . La mentalité du baron Wladimir Harkonnen est évocatrice : « Il se découvrait tout à coup sous l’aspect d’un chirurgien tranchant, incisant sans cesse, ôtant leurs masques aux fous, mettant au jour l’enfer. Des lapins ! tous des lapins ! Ils fuyaient devant le carnivore ! » . L’inconscient méprisé par la conscience se venge en faisant sentir sur celle-ci son emprise, ainsi les cruels Harkonen l’emportant sur les Atréides et établissant leur domination sur Arrakis.
Paul Atréide, un héros ambigu.
Toute la trame du roman est centrée sur le héros Paul Atréide, fils du duc Leto, appelé à prendre sa revanche après la mort de celui-ci.
Qu’est-ce qu’un héros ? Pour Carl Gustav Jung, le héros est un mythe de la jeunesse représentant la volonté de se construire une personnalité avec toutes les difficultés qui lui sont inhérentes. « La fonction essentielle du mythe héroïque est le développement, chez l’individu, de la conscience de soi — la connaissance de ses forces et de ses faiblesses propres, d’une façon qui lui permette de faire face aux tâches ardues que la vie lui impose » affirmait-il. C’est un combat difficile car il nécessite la résolution d’un dilemme causé par des sollicitations contraires, une conjonction des opposés imposant à la personne de faire des choix. Si elle s’y refuse, elle encourt le risque de devenir un anti-héros, soit de céder au fanatisme et, pour peu qu’elle soit à la tête d’un grand pays, causer à celui-ci des dommages humains effroyables. Pour cela médite la princesse Irulan, fille de l’empereur Shaddam IV : « La grandeur est une expérience passagère. Jamais elle n’est stable. Elle dépend en partie de l’imagination humaine qui crée les mythes. La personne qui connaît la grandeur doit percevoir le mythe qui l’entoure. Elle doit se montrer puissamment ironique. Ainsi, elle se garde de croire en sa propre prétention » . Le héros est l’image de celui qui, se refusant à avoir la faiblesse de se laisser influencer par son entourage, tire en lui seul les principes susceptibles de guider son action et d’accomplir sa destinée, à l’exemple d’Ulysse se rendant aux enfers interroger Tirésias sur la meilleure manière de rejoindre son royaume d’Ithaque. En se confrontant à son dragon intérieur, la personne trouve la force d’âme nécessaire à sa réalisation. Tel est le rôle dévolu à Dune. Après avoir réchappé à ses ennemis les Harkonnen, Paul va devoir se confronter à la planète, user de toutes les ressources dont elle dispose pour s’accomplir. Les fidèles qui l’accompagnent (Stilgar…) seront chacun l’image d’une qualité qu’il lui faudra développer pour réussir. L’un d’eux est Liet Kynes, par excellence le « vieux sage », fréquemment présent dans les épopées.
Chacune de ces dernières propose un personnage de cet ordre : Nestor dans L’Iliade, Anchise dans L’Enéide, Merlin l’enchanteur … C’est l’homme vénérable qui en impose à ses semblables par la riche expérience qu’il a acquise et sue intégrer. Liet Kynes, le planétologue, détient ce rôle. Mentor de Paul, sa mort permettra à celui-ci de s’enfuir et d’échapper à ses ennemis. La sagesse profonde qu’il incarne est exprimée par le désir qu’il a de transformer Arrakis en un véritable paradis terrestre doté de toutes les ressources naturelles permettant à ses habitants de connaître bonheur et prospérité. « On pourrait ici développer certaines harmonies qui s’entretiendraient elles-mêmes. Pour cela, il faut comprendre quelles sont les limitations de cette planète et les pressions qui s’y exercent » soutient-t-il. Pour ce faire, il faut que les nappes d’eaux enfouies dans les profondeurs sous les sables du désert puissent peu à peu inonder la surface. Dune assimilée à la conscience profonde, Liet Kynes est l’image de l’être donnant les conseils les plus avisés en vue de permettre la transcendance de soi. Plus Fremen que les habitants d’Arrakis, il a la confiance de ces derniers en qui il a fait naître l’espoir. S’effaçant tandis que Paul tente d’échapper à ses ennemis, son retrait n’est pas sans rappeler celui de Virgile devenu un temps invisible aux yeux de Dante dans La Divine Comédie, tandis que ce dernier gravit la montagne du purgatoire. Tel doit être le vieux sage prenant ses distances envers son disciple quand celui-ci est devenu assez fort pour s’affirmer.
Plus profondément en son âme, Paul Atréide va trouver des ressources. L’âme a le caractère du sexe opposé, est masculine chez la femme, féminine chez l’homme, l’animus et l’anima sur lesquels Jung s’est longuement étendu. Bien souvent, la femme aimée en est l’image. Avant cela, c’est par l’intermédiaire de sa mère Dame Jessica, que le double de Paul va acquérir sa maturité.
Les femmes ont un rôle déterminant dans l’œuvre de Herbert. Un acteur capital de la narration s’incarne dans un ordre frappant par son caractère religieux, le Ben Gesserit, ordre exclusivement féminin qui depuis des millénaires mène sa politique propre dans l’univers de Dune, a pour dessein d’œuvrer à l’amélioration génétique de ses habitants. Dans sa puissance, il faut voir la critique d’Herbert à l’égard de la place faite aux femmes à son époque. A l’égale de la force détenue par l’anima en chacun, l’auteur de Dune estimait que le sexe féminin, dans sa nature essentielle, n’était pas assez valorisé, les mouvements féministes de son temps en font foi. La place dévolue à cet ordre manifestait l’importance du « second sexe ». Dans la lignée de son étude sur l’âme humaine, Jung s’était intéressé au tour pris par les rapports entre les deux partenaires dans le monde moderne. Il estimait qu’au sein de celui-ci la femme était contrainte de se plier à des normes ne permettant plus à sa nature de s’exprimer en toute liberté. L’obligation de s’aligner sur l’homme, soit de conquérir son autonomie et d’obtenir une profession, l’incitait à se masculiniser au détriment de sa nature véritable. « L’homme devrait vivre en homme ; la femme, en femme » opinait Jung. Comme lui, Herbert met en garde « contre le renversement de l’ordre binaire traditionnel entre homme et femme, homme et machine, homme et nature » .
Au Ben Gesserit appartenait Jessica Atréides, la mère de Paul, laquelle entendait bien prendre ses distances à l’égard de son ordre. « L’esprit continue de fonctionner quoi que nous fassions pour l’en empêcher » reconnaît-elle lucidement. N’ayant pas su empêcher l’assassinat de son aimé le duc Leto mais réussissant, elle et son fils, à échapper à leurs ennemis, elle aura su transformer cette défaite en échéance et travailler à la victoire finale de Paul. Amante et guerrière, son rôle dépasse de loin celui de simple mère et à ce titre elle fait penser à Vénus, dans L’Enéide, qui, au-delà de son rôle maternel, sera pour son fils Enée une véritable amante exploitant toutes ses ressources de femmes, notamment en obtenant l’aide de Vulcain. Jessica usera de ses pouvoirs transmis par le Ben Gesserit pour donner à son fils la puissance d’adaptation qui lui sera nécessaire afin de s’assurer le pouvoir sur les Fremen, habitants de Dune. Avec eux, il va user de la liberté qu’ils ont en partage pour s’imposer à l’univers. Le sentiment qu’il éprouve envers sa mère trouve cependant ses limites et le tour œdipien qu’il aurait pu prendre sera évité grâce à son amour pour Chani, la belle Fremen. Celle-ci fait le lien entre Jessica et la personnalité de Paul. Véritable fée du désert, elle parviendra à lui redonner la vie à l’issue du rite de transformation qui en fera un autre homme. Dame Jessica prendra acte de sa valeur en reconnaissant qu’elle aurait pu aussi bien être une sœur du Ben Gesserit.
Nanti de ces forces Paul Atréides va prendre en main son existence et tout ne sera chez lui qu’accouchement. Venant de perdre son père, il s’enfuit à bord d’un appareil volant accompagné de sa mère. Grâce à ses talents de pilote, il triomphe d’une tempête de sable dans le ciel d’Arrakis et échappe aux Harkonnen. Plus tard, une autre épreuve lui sera imposée, celle au cours de laquelle il sombrera dans une léthargie après avoir absorbé de l’eau de la vie dans le désert de Dune. Un nouveau succès sera obtenu quand il parviendra à devenir maître de l’un des vers géants de la planète. Finalement, il connaîtra la victoire définitive en triomphant de son combat contre le neveu du baron Wladimir Harkonnen Feyd Rautha, celui-ci envers du héros n’aimant le combat que pour lui-même. En en venant à bout, Paul Atréide montre qu’il a assumé jusqu’au bout sa condition d’homme héroïque.
Témoins de cette progression, on est frappé par l’ambiguïté du jeune homme. A la différence de son père Leto, Paul se révèle très vite au-delà du bien et du mal. Quand on apprend que sa mère a été engendré par le baron Vladimir Harkonnen, assassin de son père, on réalise que lui, petit-fils de son ennemi, détient en lui la nature des deux familles rivales et qu’il va lui appartenir de faire la synthèse entre ces influences contraires. « J’ai cheminé dans l’avenir, j’ai vu un document, dans un lieu. J’ai tous les détails. Nous sommes des Harkonnen […] Je suis quelque chose d’inattendu » dit-il. Ce constat donnera leur justification à ses choix futurs, ceux-ci d’une particulière acuité une fois que l’épice lui aura donné le don de prévoir l’avenir. Il ne peut agir conformément à un bien préconçu et il lui faut trouver par lui-même sa propre vérité. Celle-ci fait penser au Tao, la voie pour les Chinois, concept mystique par lequel trouve leur résolution les tendances divergentes, le yin et le yang, bien plus complémentaires qu’antagonistes.
L’incertitude caractérisant la personnalité de Paul se manifeste dans la manière avec laquelle il appréhende le temps. Une personnalité charismatique entraînant ses zélateurs vers un objectif précis à réaliser immédiatement a exclusivement orienté son esprit vers l’avenir sans considération aucune pour le présent. Mais la véritable sagesse suppose la volonté de maîtriser toutes les dimensions du temps autant que sa condition de simple mortel le permet. Un état de conscience est alors rendu possible qui, à l’exemple des prophètes de l’Ancien Testament, permettra, dans une suprême intuition, d’avoir la connaissance de l’avenir transmise par le Tout-puissant. « L’avenir n’est à personne ! l’avenir est à Dieu ! » disait Victor Hugo.
Avec terreur, Paul réalise à quoi le conduira la conduite des Fremen, la guerre sainte menant ceux-ci à la conquête de l’univers au prix de morts innombrables. « Paul comprit la futilité de ses efforts pour modifier même en partie ce qui se passait. Il avait cru pouvoir s’opposer au Jihad, seul, mais le Jihad serait » . Il tente de se détourner d’un destin aussi funeste ; c’est la conclusion du premier volume de la saga. Victorieux du baron Harkonnen, Paul Atréides est devenu le maître incontesté d’Arrakis et le lecteur s’interroge sur ce qui va advenir de son succès. Dans un deuxième volume on apprendra qu’il est devenu maître de l’univers. A l’exemple des zélateurs de Mahomet, il a conduit le Jihad, la guerre sainte. « [Gengis Khan] a tué… quatre millions de personnes, peut-être […] il y a aussi un autre empereur que je voudrais que tu remarques. Un certain Hitler. Il a eu plus de six millions de morts à son actif, je crois » confie Paul à son ami Stilgar.
L’un des êtres qui l’entourent va avoir un rôle déterminant dans son devenir, Duncan Idaho. Fidèle jusqu’au bout à son jeune maître, il a toute la confiance de son père le duc Leto. En défendant le jeune Atréide en fuite après la victoire des Harkonnen il trouvera la mort. Sa disparition n’en est pas moins la condition indispensable à l’affirmation de Paul puisque c’est fort de son enseignement, dont à présent il n’a plus besoin, qu’il triomphera de son adversaire Feyd Rautha.
Il reparaîtra dans Le Messie de Dune, sous une forme bien différente. Sous l’action d’une secte en rupture avec le pouvoir de Paul, il est devenu un ghola, un clone, a priori être sans âme et parfaitement déterminé. Mais tout le roman verra s’installer le doute dans l’esprit du lecteur quant à la véritable personnalité de cette créature. C’est celle-ci que Paul tente désespérément d’exhumer quand il lui dit : « « Libère-toi du ghola, Duncan » « Comment » « Tu es humain. Fais une chose humaine » « Je suis un ghola ! » « Mais ta chair est humaine. C’est Duncan qui est dedans » » . Sous une apparence de froide mécanique, son ancienne personnalité revit en lui et finalement il sera le témoin essentiel de l’apothéose de Paul.
Trahi par ses proches, victime d’un complot d’envergure, Paul Atréide va choisir délibérément de se sacrifier. Il le fait en s’enfonçant dans le désert de Dune avec lequel il a choisi de faire corps. C’est la conviction de Duncan Idaho : « Il ne fera qu’un avec le désert […] Par le désert, il sera accompli » . Il est devenu « l’être que une fois pour toutes et en lui-même, il doit être » .Tel le grand sphinx d’Egypte, faisant face au désert, au Nil, au ciel, à l’éternité, l’homme dépasse les points de vue personnel pour mieux s’accoucher. Ainsi à fait Paul qui, renonçant définitivement au rôle de chef charismatique menant la guerre sainte que du reste il avait d’abord cherché à fuir, opère sa transformation. L’humanité sous-jacente de son ami Duncan Idaho annonce la régénérescence de son âme. A l’exemple d’Hercule montant sur le bûcher installé sur le mont Oeta, la mort de Paul exprime le parcours de l’être s’acheminant vers sa réalisation ultime. Dépassant le simple idéal du héros, il a su mener à bien l’individuation tant valorisée par Jung, l’entreprise de caractère mystique pour réaliser son Soi, Dieu en la personne humaine, l’image même de la force d’âme que d’aucuns sont appelés à acquérir.
Aventure, avenir, les deux mots ont la même racine, ainsi qu’en témoigne l’expression des chiromanciens « dire la bonne aventure ». Quand prédomine l’inconscience connue par le monde présent par sa tendance à rester esclaves des habitudes, des traditions, des préjugés, se plonger dans le monde chaotique des romans d’aventure provoque un choc psychologique propre à éveiller en soi des sentiments insoupçonnés. Si le fantastique s’y rajoute, les images proposées donnent au lecteur un coup de poing susceptible de l’inciter à remettre en question ces certitudes et travailler à la construction d’un meilleur avenir. Tel est le monde de Dune. Au-delà de la préservation de la nature défendue par l’auteur, le merveilleux qu’il suggère crée un désir de concevoir l’univers dans sa globalité par les correspondances établies entre les éléments de celui-ci et les valeurs éternelles de l’humanité dont sa conscience profonde est le réceptacle. Il suffit pour cela d’avoir su conserver son âme d’enfant.
Bibliographie :
• Nicolas Allard, Dune un chef d’œuvre de la science-fiction. Edition Dunod, 2020.
• Roland Lehoucq (publié sous la direction de), Dune, exploration scientifique et culturelle d’une planète univers. Edition Le Belial, 2020.
• Isabelle Lacroix, Les enseignements de Dune : enjeux actuels dans l’œuvre phare de Frank Herbert. Presse de l’Université du Québec, 2020.
• Lloyd Chéru (dirigé par), Tout sur Dune. Edition L’Atalante et Leha, 2021.
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