10/10
Voilà un événement qu’on attendait pas ou plus du tout, et le fait qu’il nous soit offert par une maison dont les publications ressortant du genre sont plutôt annexes, est des plus louables. Voilà qu’Adèle Schnur, responsable de la collection fantasy chez Le Rocher, nous fait les honneurs d’un nouveau roman de Nicolas Jarry, mais, O prodige des prodiges, écrit en collaboration avec France Richemond, une historienne dont l’apport n’est pas négligeable dans ce roman, il est même à vrai dire fondamental. En effet, on connaissait déjà Nicolas Jarry pour son très remarqué cycle du "Loup de Deb" paru avec la bénédiction des filles de chez Mnémos, ainsi que pour un premier roman chez les éditions du Rocher, "Citadelle", qui arguait déjà d’une certaine ambition et d’un sens marqué pour une protohistoire sous-jacente. Or, voilà qu’à un moment où personne ne s’y attendait, arrive cet ovni, ce monument porteur d’une histoire universelle mais entièrement originale et neuve par les archétypes qu’elle réactive brillamment sous les plumes conjuguées de deux auteurs appelés à devenir des plumes majeures du genre en France. Alors qu’on en est encore à se demander qui pourrait incarner cette nouvelle Fantasy française tant attendue, Nicolas Jarry et France Richemond font une entrée fracassante dans le genre, balayant sur leur passage les tolkinneries et autres attitudes plagiaires issues de cette nouvelle "Taylorisation" des littératures populaires où tous les moyens sont bons pour remporter le pompon, quitte à copier sur le cahier du voisin. Or, qu’est-ce à dire de ce roman ? Comment porter au jugement de ses pairs un récit qui, tout en remontant à des mythes primitifs peu exploités jusqu’ici, offre de nouvelles et stupéfiantes perspectives à une Fantasy qui, à force de vouloir ressembler à ses homologues de langue anglaise ou à vouloir se démarquer par une fantasy intellectualiste ratée, finissait par flétrir comme une vieille plante dans son pot.
L’histoire
Pour jauger du monument que constitue "Sphinx" il faut un temps oublier le monde, s’accrocher aux images fortes suscitées par la prose double des deux auteurs, une opération rendue facile par un verbe qui prend son envol dès les premiers mots, raisonnant, haut et fort, comme les stances d’un scribe. Etrangement, le charme opère, nos lieux communs s’effacent, et, par quelque prodige de cette histoire universelle, on se voit ainsi happé par la splendeur d’une autre ère d’existence répondant à d’autres données de la perception et du langage. Nicolas et France parviennent dans cette histoire à ce que rarement des auteurs de langue française concrétisent dans le genre, sauf peut-être Léa Silhol, Thierry Di Rolo, Marchika, Brussolo, Didier Quesne, Mélanie Fazi, Pierre Grimbert, Michel Robert, Guillaume Van Meerbeeck, Kevin Bokeili, Viviane Moore (pour cette trilogie irlandais qui se hausse à ses homologues de langue anglaise) , Jacques Védie et Jean-Renaud Robert, Charlotte Bousquet, Fabrice Anfoso. Le miracle narratif auquel les auteurs président est cette émergence d’un style non plus uniquement soucieux de la pâle imitation de ses modèles, mais attardé à une univocité réelle et un soucis de se démarquer. C’est qu’il ne suffit pas de savoir écrire, il faut en outre et surtout savoir susciter, provoquer les points de contacts intimes, comme une belle et idéale position amoureuse, voilà quel devrait être le sacerdoce de toute écriture qui se respecte. Or, voici que Nicolas Jarry et France Richemond se lancent dans une protohistoire. Ce difficile exercice qui consiste à reprendre des légendes et récits anciens, pour, en en réactivant par une prose moderne les archétypes primitifs, donner de nouvelles lumières sur une histoire ancienne, n’est pas souvent gage de réussite. Exit le Celtisme ancien et les fonds surexploités des éternelles quêtes du Graal, dehors les "dongeonneries rôlistes", ce récit s’inscrit dans une tradition relevant à la fois de l’exégèse biblique, des premiers peuples nomades, un légendaire primitif Grecque et une époque où les Dieux de l’Ancienne Anatolie dominaient de leurs voix vivaces un monde où la gigantesque et corrompue civilisation Hittite vient de disparaître sous le courroux des Dieux.
Nous sommes en 3200 avant J.C. . Une tribu nomade, Les Oljords, va accueillir en son sein un véritable prodige céleste en la personne d’une petite fille. En effet, alors qu’il s’ébattaient près d’un bassin d’eau, des enfants de cette tribu découvrent, cachée dans une éminence rocheuse, une étrange créature qui semble à la fois relever de le biologie humaine que de celle du règne animal. L’un de ses bras est couvert d’écailles et possède des griffes en guise de doigts. Elle semble posséder à la fois des attributs propres aux félins et aux oiseaux. Muette, mais avec un regard qui plonge au plus profond de l’âme humaine, elle semble être le fruit d’étranges desseins divins. Faisant fis de toutes les règles de la prudence, bravant l’interdit, les enfants prennent cette enfant battue sous leur protection. Après avoir été acceptée par le conseil des sages, celle qui se nommera dès lors "Milliale" incarnera un rôle bien particulier, obscur, chaotique, en une période de grands bouleversements. Sauvée de la caravane des marchands qui la détenait, Miliale ne connaît pas encore son destin terrible et nécessaire. Des signes s’avancent, les éléments fouillent le monde dévastant cités et merveilles. Un mystérieux prophète errant, aux paroles énigmatiques, veille sur Miliale, et même les Dieux semblent attachés à sa sauvegarde. Enfant d’un Sphinx et d’une princesse Hittite, Miliale tient un monde entre ses mains, des avenirs possibles et les terreurs qui y sont attachées. Ainsi, son voyage vers la Grèce pour consulter l’oracle de la Pythie confirmera l’inéluctable de son rôle dans le monde, celui de grande guerrière et de reine de colère..........
Une protohistoire à la manière de Howard ?
Etrange autant que fascinant, ce premier volume, qui inaugure une tétralogie de grande tenue, est chargé en un référentiel historique fort, mais jamais saturé. Ce qui aurait pu apparaître comme superflu voir "batifolage sur carton pâte" sous d’autres plumes, se fait authenticité, vie tactile, odeurs d’épices et d’encens, sonorités multiples, couleurs, morsure de ces premiers temps encore habités par une pluralité de Déités, bref tout un décorum antique, antédiluvien mais déjà touché par le prophétisme biblique (Le thaumaturge qui disserte avec les Dieux, sorte d’hybridation "archétypale" entre le Merlin de la fable et un Moïse d’après sa déchéance comme prince d’Egypte et d’avant son épanchement du Dieu unique) . Pas d’annotations particulières ni de datation significative. On a l’impression de découvrir une chronique des jours anciens sous les lumières subtiles allumées par les objectifs des "caméras théurgiques" des auteurs. C’est en s’axant sur une polyphonie des individus, une polyphonie des couleurs, sons et pensées, encore premières mais jamais primitives, que les auteurs évitent le simple récit d’historien. Ainsi, tout comme l’avait compris Howard à son époque pour son Conan, les auteurs ne se sont pas bornés à une simple énumération voir à un rapport de faits. Ils se sont plongés dans la trame d’un autre temps, pour, en se revêtant des oripeaux du dit, réactiver l’épopée des premiers jours.
L’histoire est ainsi vécue comme une grande fresque faussement close sur elle-même, toujours en attente des prolongements que chaque personnage pourra lui apporter. C’est cet état originaire, non pas originel (qui les aurait enfermé dans un pur onirisme sans accroche historique possible) , dont les auteurs parviennent à s’emparer pour donner la toile de fond idéale, le topos à partir duquel tout va se construire et s’édifier en grande saga. Mais cette historicité nécessaire et primordiale a le génie d’être vue de l’intérieur, comme si, par un mouvement réflexif sur soi, chaque personnage porterait en lui même une parcelle de la même force vive qui fait et anime le monde peint par les auteurs. Coercition des rapports, particularismes des mentalités, Sphinx s’inscrit comme une protohistoire épanchée par une sur-nature et un magique si parfaitement mis en contexte par l’écriture qu’ils en constituent la toile de fond, et bien plus, la texture intime d’un monde touché par "l’entropie du jugement des Dieux". A aucun moment cette coexistence entre cet historique "réanimé" et ce panthéon de déités ne semblent s’opposer ni se confronter par principe. Ils constituent à un plus grand degré, une autre polyphonie faisant corps, les deux mondes ne formant qu’un monde, celui du sens. Ainsi, la pure trame historique est ici vivifiée par son rapport constant aux archétypes de la sur-nature, l’une réactivant les données primitives des archétypes présidant au devenir du monde, les autres validant la véracité de la quête et ce sens du destin, entre une pré-exégèse biblique et l’épopée humaine à la manière Grecque.
Du bon usage de la Prosopopée
On l’a dit, dans "Sphinx" le rapport nature/sur-nature est parfaitement homogène, Grecque (et pourtant en des lieux imprégnés par le souffle de l’Ancien testament et des populations nomades premières, encore dans le moule de l’innocence, encore épargnées par la trace du pêché originel) , car jamais tronqué ou séparé. Les Dieux visitent les hommes, poursuivent leurs desseins en rapport avec les hommes, leurs choix et le phénomène de la sanction, même s’ils s’arrogent le droit d’en cacher les processus, les tenants et aboutissants aux acteurs (individus, populations) , pour ne leur accorder que des cheminements possibles, que ce soit par le biais du prophétisme, de la prédestination, la marche accompagnant la geste. De fait, le délicat exercice consistant en la Prosopopée (du gr. prosôpon, personne, et poieîn, faire) , acte par lequel l’écrivain insuffle l’énergie de vie, le souffle vital, ce sentiment d’être auto-réflexif, cette parole articulée, aux êtres de la sur-nature, aux archétypes, aux Dieux mêmes, est généralement très risqué. Il est certain que souvent dans les récits de Fantasy, cette prise de risque à homologuer les entités et autres réceptacles arrachés au merveilleux n’est pas toujours couronné de succès. Le risque étant soit de trop humaniser le phénomène, le ridiculisant en lui conférant un trop de vie, de prégnance, une vacuité à l’échange autonome, soit en reléguant trop le réceptacle de la sur-nature sur un plan par trop sur-élevé. Ainsi, tenu entre le trop démonstratif et le trop occulté, le phénomène tient son analogon et sa structure parfaite pour le récit, dans ce juste milieu de la fable réaliste, idéalisée et réalisée par le médium de l’épopée humaine.
Miliale est prodige mais l’hybridation est là pour marquer son identité double, sa participation à la fois dans le monde humain qu’elle souffre et découvre, et cet au-delà qu’elle ignore ou a oublié, ce lieu du père absolu, particule d’un ensemble de déités. La terre des hommes se fera alors le berceau de sa naissance dans la douleur et de sa difficile liberté, alors que son ascendance magique lui conférera sa prise progressive et son maniement futur d’un monde en mutation. Les auteurs, et c’est là un autre trait du génie de leur écriture "croisée entre le soleil et la lune", parviennent admirablement à faire de Miliale un être de chaire, de souffrance, de désir même, le verbe étant encore occulté pour marquer un peu plus cette inquiétante étrangeté qui la fait si bien même et autre. Mais de façon tout aussi aisée, les auteurs n’hésitent pas à réactiver des données "archétypales" anciennes, où c’étaient parfois les objets inanimés qui était porteur d’une sur-nature. Ainsi, lors de la tentative d’attaque du campement nomade par les mercenaires Hittites à la solde du marchand Gamard de Modor, c’est un immense rocher qui soudain doté de yeux humains, s’adresse au ventripotent maître d’esclave. De symptômes humanisants, la roche finie par prendre corps et se faire à l’image d’un Sphinx géant au regard furieux, à la face humaine. Cette confrontation, esquissée en quelques lignes est totalement maîtrisée, et les lecteurs peu accoutumés à ce genre d’archétypes, ne pourront qu’être conquis. L’effet est fort et dynamise encore plus le récit par cette autonomie des mythes qu’elle met en scène. Le souffle des auteurs nous emporte irrémédiablement dans ce pays lointain dont la chiquenaude poétique, celle qui ouvre le récit à la fable et au prodige, est certainement à rechercher au tout début de l’histoire, où, la jeune enfant, à la poursuite du voile qui la paraît, s’en va rencontrer ce "cadeau des Dieux", en cette étrange créature divine et humaine. Cette pierre d’achoppement, ce voile volant, arraché par les mains invisibles de vents soufflés par la bouche des Dieux, est la marque d’un récit de Fantasy aux antipodes du genre. Marchant sur les plates bandes d’un Bernard Cornwell (la saga du roi Arthur, Stonhenge.....)
Nicolas Jarry et France Richemond offrent aux lecteurs le premier opus d’une saga rivalisant sans peine avec les plus grands cycles de la Fantasy mondiale. Par une prose au vocabulaire bien pesé, aux effets larges mais mesurés, totalement assumés par cette écriture profonde, les auteurs ne frôlent pas un seul instant le chef d’oeuvre, ils l’ont tout simplement incarné enfin, une prouesse dont la Fantasy en France peut dès lors s’enorgueillir avec une certaine fierté. Fable des premiers âges, dit sur un devenir messianique, Sphinx installe durablement le trône d’une Fantasy européenne digne de respect.
Quand au personnage mystérieux préludant ou accompagnant les événements, dont les aparté dans le récit offre des plages narratives qui indiquent un certain sens à une histoire entre l’absolutisme de la religion des pères et l’horizon des déités Grecque toujours en présence au monde, sa sur-nature témoigne de son épanchement. Pour faire corps, il emprunte le fatalisme d’un Merlin (il donne et il prend) , le prophétisme visionnaire d’un Moïse et la parole diseuse de vérité propre à un Mahomet, une "Gestalt parfaite" de l’homme fait prophète, l’homme qui annonce et précède le futur indéterminé mais conditionné par la quête belle et sauvage de Miliale.
Un monde dévoré par l’entropie ou le monde d’après le déluge
Néantissement du monde connu, invention des contrées, les auteurs n’hésitent pas à brouiller les pistes en mélangeant données valides et inventions géographique. Ainsi, cette image du déluge en introduction qui est une chiquenaude au récit fabuleux. La punition des Dieux marque la naissance d’un nouveau monde, d’une épopée signifiée par l’effondrement des grands empires, qu’ils soient historiques (l’empire Hittite) ou mythiques (L’Atlantide) . Ainsi, de leurs corps crevés, ouverts sur la surface du monde, ces empires vont faire naître des plaies béantes d’où s’écoulera un possible chemin de rédemption/destruction constitué par la personne même de Miliale. C’est sur ce monde menacé par la force d’éléments soumis à la volonté des Dieux qu’un grand destin s’annonce. Le prophétisme relaie le pure historique, et le regard de l’historienne (France Richemond) s’aligne sur celui de l’écrivain emprunt d’Ethnologie (Nicolas Jarry) pour faire du dit une histoire de Fantasy préoccupée du devenir d’une enfant et de cette part d’ombre qui s’y attache. Trame prométhéenne, récit doux/amère sur le destin et ses choix douloureux, Sphinx est une symbiose parfaite, entre récit de fin du monde, traité sur la rédemption, le sacrifice, et une aventure fantastique sous les formes d’un jeu entre Miliale et les Dieux.
En guise de conclusion.......
La parole, si galvaudée, disant avec leste que "la femme serait l’avenir de l’homme" est, chose certaine, confirmée dans cette écriture fusion entre deux grands talents. Nicolas avec sa prestance et son imagination foisonnante, son sens du récit, France avec cette espèce de prolixité à donner vie aux personnages, aux lieux et à une époque, cette espèce de chaleur qui émane de chaque personnage, chaque regard, chaque vision, ces deux particularismes ont donné cet "enfant littéraire"à des millions d’années de cette Fantasy que tout le monde connaît. Toutes ces diversités qui font de cette histoire une Fantasy universelle et particulière, hissent le genre à une niveau rarement atteint jusqu’ici.
Il n’y a pas à en douter une seule seconde, cette oeuvre, si elle confirme la même excellence dans ses suites, mériterait à elle seule un World Fantasy Award, un grand prix du moins, un peu comme Edouard Brasey pour son "Loups de la pleine lune".............Ce livre, comme quelques autres, constitue ce qu’il faudrait traduire en langue Anglaise, cette nouvelle fiction émergente, cette narration puisée aux tétines de cette louve européenne du nord couverte avec amour par le lion des lointains sud exotiques, une narration empreinte d’archétypes nouveaux, dénivellations symboliques, images réfléchissantes de nos profondeurs furieuses, et porteuses d’une symbiotique aussi prometteuse que le rêve américain. L’Europe comme le rêve symbiote de littératures d’archétypes, l’Europe faite mots, l’Europe comme un livre des livres. Cette littérature des bords, cette Fantasy, cette Science-fiction, ce Fantastique, sont des caméras dont l’art cinétique porte avec lui les images opératoires de nos destins mêlés, eux-même porteurs des archétypes primitifs qui font être le monde, devenir le monde et en même temps son fantôme, sa propre instance. Bref, un chef d’oeuvre tout à fait adaptable au cinéma, et on se demande parfois ce que font les réalisateurs en France, mais aussi les moyens offerts pour mettre sur pellicule de tels récits, qui tout en renouant avec les mythes anciens, nous offre un hymne furieux à la liberté et à l’aventure. Une très belle écriture au service d’un grand récit parfaitement vivant et magique, l’un n’excluant plus du tout l’autre grâce à Nicolas Jarry et France Richemond.
Sphinx, Nicolas Jarry & France Richemond, Couverture (superbe ! ) de Emmanuel Civiello, Editions du Rocher,