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Lerris le maudit, Lerris l’errant aux pouvoirs immenses a décidé de faire halte dans la ville de Kyphros. Là, il s’est installé en tant que charpentier et aspire à une vie paisible auprès de sa douce femme, Krystal, commandant des forces militaires des Autarch. Lerris a gagné un statut de maître, mais ne semble guère courir les honneurs, tout attaché qu’il est à son travail qui le ramène au coeur de lui-même.
Quand à l’apprenti et ami natif de Recluce, Tamra, il a choisit de suivre les pas du Mage gris, Justen qui, âgé de 200 ans, a détruit l’empire blanc et la ville de Fairhaven. Mais le monde ploie à nouveau, agité par des rumeurs de guerres, le monde de Candar a déclaré la guerre au monde de Recluce. Menées par l’Empereur d’Hamor, des troupes traversent les océans comme jadis pour faire ployer le monde sous les pas de ses farouches soldats. Une fois de plus, Lerris va devoir faire un choix. Partagé entre son amour pour Krystal et son devoir de Mage, Lerris devra opter pour une solution aux conséquences irréversibles. S’il choisit de partir au combat, il sait qu’il devra le faire aux détriments de son avenir, celui d’un homme à la vie simple. Il devra alors, pour accomplir son devoir, acquérir le plus haut degré des arts magiques, ceci afin de sauver son monde avec le risque de se perdre lui-même. Car Lerris le sait pertinemment comme on n’oublie jamais une vieille chanson : en forgeant pour le bien, il forge également pour le mal, la magie noire et la magie blanche interagissant éternellement dans un univers en constante instabilité, perché qu’il est au-dessus d’un indescriptible néant, que cette vie bucolique à laquelle avait adhéré Lerris permettait d’oublier.
Lerris en est déjà à sa seconde aventure (pour l’édition Française) qu’il soulève déjà toutes les polémiques. En cela, la saga de Recluce est probablement l’un des cycles les plus passionnant du moment. Ecriture limpide et chargée en métaphores pour mieux sentir les mondes de Recluce et de Candar, la narration de l’auteur est en même temps lente, lourde parfois, ce qui en a rebuté certains qui l’ont comparé à Brooks, et c’est bien dommage. Car s’arrêter à ce qui n’est qu’une ellipse narrative, c’est en même temps ignorer les buts d’une histoire qui n’est jamais une prose uniforme et constante comme celle de Jordan. Le monde de Modesitt est à découvrir sous les yeux et le monologue de Lerris, cela nous donne une narration toute faite de nuances de ton et de changement de perspectives rarement maîtrisées dans le genre. Il y a un regard et une parole, et l’auteur prend son temps pour évoquer un monde, n’hésitant pas pour se faire, à varier le ton de la narration. Voilà pourquoi certains ont pu relever cette passivité et ce manque de passion dans la plume de l’auteur, ce qui n’était qu’une illustration des circonvolutions du personnage de Lerris, qui par certains aspects renvoie au personnage de Ged dans le très beau "Terremer" d’Ursula Le Guin.
Une narration de la quotidienneté
Un rythme lent, une prose autant affectée que détachée, parfois lapidaire, parfois chargée en descriptions riches et évocation des paysages "mentaux" du personnage, le monde de Modesitt est tout sauf commun, tout sauf banal. Nous sommes dans un univers médiéval où une certaine industrie semble à son apogée. On évoque des technologies, des groupements de finances, un commerce, des produits de manufactures, et un début de système d’import/export a pris naissance dans un monde où le magique est aussi très présent mais formant une sorte d’arrière cour secrète. Recluce est un univers homogène, globalisé, mais dont le vernis semble à tout moment menacé par les griffes de la conquête ainsi que part un système de magie duale dépassant largement le système Taoïste du Yin et du Yan, pour ressortir plutôt d’une religion comme le Zoroastrisme. Harmonique des forces du bien et du mal, mais bien pire, équivalence et concurrence des forces, si bien que Lerris vie dans un perpétuel chaos, que son accession aux plus hauts pouvoirs de l’Art majeur menacera de plus belle. Dans cette histoire, on suit les pérégrinations d’un homme ayant renoncé à l’Art magique pour s’attarder à une vie au quotidien, sans concession, avec toute la ferveur et les doutes d’un artisan. En cela, Modesitt s’en sort à merveille. Sa prose parvient parfaitement à capter l’attention sur un homme en combat avec son destin, un homme ayant voulu choisir un autre chemin. Cet aspect est à considérer si on veut rentrer dans la magie de ce monde senti et décrit avec justesse par Lerris. Du simple monologue à la pure narration, il y a une distance que Modesitt a franchit avec brio. Dès lors, le pur descriptif se fait monologue, donnant lieu à une prose étrange rythmant dans une parfaite harmonie les dialogues, onomatopées et non dits.
Lerris, où quand le personnage Stendhalien se fait un nouveau Prométhée.
Nous l’avons déjà dit dans le précédent volume, le personnage de Lerris est comparable aux héros de Stendhal dans cette sorte d’appréhension d’un monde qui est en quelque sorte une ré-appropriation de soi. Le personnage voyage géographiquement et voyage aussi dans sa mémoire, oublie son devoir et pourtant le fait être malgré les risques. De plus, il y a un désir fou de cette ville idéale, cette ville qui porte tous ses espoirs mais qu’il sait quelque part, comme Henry Bruard, qu’il ne la connaîtra pas vraiment. Exactitude descriptive et documentaire, réalisme romanesque qui ne révèle que du vraisemblable, toute la prose de Modesitt pourrait se ramener à un autre projet Stendhalien. Le lecteur quand à lui, pourra plonger à tout moment dans le roman, avec la même impression de marcher en des lieux familiers, balisés par un regard (Lerris) tissant un contexte géographique, social, économique, magique. C’est que le personnage de Lerris est une sorte de Prométhée ayant arraché aux Dieux la magie en guise de feu, et qui dès lors, sera condamné à la souvenance de cet acte. Happé par la haute magie, Lerris est pris, un peu comme Ged dans "Terremer". Il a la possibilité de renoncer, mais c’est cette volonté placée au-dessus de toutes les autres, ce "tu dois" qui le fait incarner sa sur-nature bien malgré lui mais pour le monde. Héros Prométhéen, personnage déchiré entre ses aspirations de vie d’homme et son statut de Maître des arts magiques, Lerris incarne à merveille l’esprit de l’homme sacrificiel, sauf qu’il a le choix, lui. A aucun moment il ne lui est imposé par une foule ou un pouvoir, ce qui fait de Lerris un Dieu aux ailes de pierres, et l’un des meilleurs personnages de la High-Fantasy. Encore un choix judicieux de la part des filles de chez Mnémos et un jalon de plus à rajouter au prestige de l’une des premières maisons de Fantasy en France.
Ne passez pas à côté d’un tel cycle, même si on vous dit que c’est pas bien. La saga de Modesitt est à mettre dans votre bibliothèque à côté de celles de Jordan, Williams, Jarry et Richemond, Baker, Fisher, Keyes, Martin et Hobb, sans aucun problème.......
A signaler, la superbe couverture de Florent Maudoux, et la naissance d’un nouvel illustrateur très prometteur.
L’Empereur d’Hamor, L.E. Modesitt, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Laurent Calluaud, couverture de Florent Maudoux, Mnémos, Collection Icares, 381 pages, 22 €.