Les êtres vivants de Sashna commençaient à sortir de leurs trous. L’orage avait été d’une violence inouïe. La nature était encore dégoulinante, mais elle aussi avait survécu. Certains grands arbres n’avaient pas eu de chance cependant, et fumaient encore.
Les plus évolués des animaux, sortes de grands singes sans fourrure, droits sur leurs deux pattes arrière, sortaient progressivement de leurs maisonnettes de pierres. Plus aucun nuage en vue, seulement un vigoureux soleil et le ciel rose apaisant. Exactement le même ciel d’avant la tempête, quelques minutes plus tôt. De mémoire de grand sage, cela ne s’était jamais produit jusqu’ici.
Le petit village de Fijka se remettait à vivre. Les habitants, toujours apeurés par ce qu’avait été la puissance divine, se regroupaient petit à petit devant l’autel où le mage entamerait bientôt un rite de purification, comme après chaque tempête.
Par delà les limites du village, des créatures bovines étaient déjà en train d’ingurgiter leurs mètres cubes de verdure. Plus loin derrière, la forêt s’asséchait en dégageant des voiles de vapeur, déchirés ça et là par des filets de fumée noir. Toute cette vie était entourée d’un côté par de hautes montagnes, et de l’autre par une mer calmée. Mais où que ce soit, loin à l’horizon derrière les dernières vagues ou les plus hauts sommets, pas un nuage. Le climat s’était fâché, sans qu’on ne sache pourquoi, puis le menaçant ciel orageux avait bel et bien disparu.
Pourtant les éléments s’étaient bien déchainés. Et pas seulement au-dessus de cette zone habitée. Derrière les montagnes aussi, et de l’autre côté de l’océan, sur le continent voisin, des forêts entières et des plaines avaient été dévastées par des pluies de foudre.
Mais maintenant Sashna était redevenue calme, et avait commencé à panser ses blessures.
Un peu plus près de l’astre Miza, Veshna avait eu bien moins de chance. Elle avait été aux premières loges lorsque le soleil sursauta. L’immense tache noire qui lui vrillait la surface depuis plusieurs jours s’était effondrée, laissant échapper une explosion solaire comme il est rare d’en voir. Les cinq planètes sœurs n’avaient jamais connu cela, et leurs habitants, bien trop jeunes, subirent les multiples effets de l’effroyable secousse magnétique sans savoir ce qui leur arrivait.
Mais de tous ces corps Veshna était la plus à plaindre. Au plus près de l’étoile, la face déjà ravagée en de multiples endroits par la chaleur étouffante, elle souffrait maintenant de profondes blessures. De grandes crevasses avaient entaillé des régions entières, des montagnes s’étaient effondrées en amas de roches informes, et la plupart de la vie était passée dans l’autre monde. Et dans ce qui restait des forêts disséminés la nature était rongée par d’immenses incendies.
C’est pourtant au cœur de ce chaos, dans une enclave montagneuse qui ressemblait encore à un coin de verdure, que sortirent des débris des êtres hirsutes et sales. Ils étaient vêtus de lambeaux de tissu et portaient des gourdins rudimentaires. Leurs regards étaient vides, tant le spectacle de la destruction était intense. Eux qui n’avaient sans doute pas ou peu de passé se voyaient maintenant sans avenir. Et cela était sans doute vrai, car ce que leur planète avait vécu était au-dessus de ce qu’un jeune nid de vie pouvait supporter. La nature n’était qu’à son balbutiement sur Veshna, et sûrement pas encore assez forte pour résister à un tel cataclysme.
Le monde tel qu’ils l’avaient connu était perdu, et ils devaient l’avoir compris, car beaucoup se mire à pleurer. Certains même se sacrifièrent au dieu de leurs propres mains. Ceux-là, quittant le monde avant les souffrances à venir, avaient peut être été les mieux inspirés. Mais malgré cet accablement, ce malheur, d’autres continuaient à prier. La plupart en fait. Les yeux étaient en larme, rendant les prières plus fortes encore. Les mains et les cœurs s’étaient tournés machinalement vers une grande statue sculptée à même la montagne. Et les voix s’élevaient, de plus en plus fortes, priant et criant leurs supplications. Le ciel commençait à virer au rouge, annonçant les gigantesques lances de flammes qui finiraient par passer la montagne tôt ou tard.
Et le sol se mis lui aussi à gronder sa colère. Il gronda si fort qu’il submergea tous les autres échos de souffrance, forçant ceux qui étaient debout à reprendre leur place dans les décombres. Cela ne dura qu’un instant, mais lorsque la terre se tut de nouveau, les pleurs et les cris de désespoir reprirent de plus belle. Avoir été abandonné par leur mère nature n’avait pas été suffisant. Ils étaient maintenant abandonnés par leur propre dieu, qui n’avait pu résister à ce dernier assaut de la planète. Une profonde fissure courrait des pieds jusqu’au milieu du torse, et un morceau de tête trainait lamentablement aux pieds des fidèles.
Ils se rapprochèrent tous de la divinité, s’agenouillèrent et prièrent encore. Puis tous se turent soudain et regardèrent, retenant leur souffle. La blessure dans la roche venait de progresser. Et progressait encore. Par à-coup, petit à petit, comme sous l’effet d’une lame ébréchée qu’un sadique bourreau remonterait doucement jusqu’à la gorge. Et à chaque nouveau coup le troupeau de fidèle émettait une petite plainte, comme autant d’ultimes petits appels à l’aide. Mais rien n’y fit. Lorsque la brèche atteignit la coiffe de la sculpture, un grand cri de roche retenti. La planète venait de commettre le plus grand des sacrilèges, rappelant à elle la statue divine dans un nuage de poussière.
Leur dernier soutient venait de tomber. Le peuple du dieu déchu, ce dieu qui venait de les abandonner, resta assit dans les gravas, sans plus supplier ou pleurer. Leur destin avait été décidé, et ils ne pouvaient de toute évidence plus rien y faire. Certain se mirent même à sourire tristement.
Pourtant l’un d’eux ne partageait pas cette soumission générale. Pas encore. Il battait des bras pour chasser le nuage de poussière laissé par la statue, car il pensait avoir vu quelque chose. Ce n’était sans doute rien. Ou peut-être juste l’illusion d’un délire pré mortem ?
Mais elle apparut encore, furtivement, cette faible lueur verte qui avait attiré son attention lorsque le dieu tomba. Il était peut-être le seul à l’avoir vue alors, mais cette fois d’autres commençaient à se rapprocher. Le nuage se dissipant, la lueur se transformait vite en éclat, et de plus en plus de fidèles la remarquèrent.
Quelques instants après ils étaient tous de nouveau agenouillés en train de prier. Ghrarr, « Celui Qui A Vu » comme il venait d’être nommé, se saignait les mains jusqu’à l’os pour arracher les morceaux de roche qui cachaient encore l’âme de leur dieu. Car ce ne pouvait être que cela. Le dieu tombé n’était qu’une image, et leur dieu, celui qu’ils adoraient depuis la nuit des temps, était protégé depuis toujours dans cette montagne qu’il avait lui-même créée.
Ghrarr s’essuya le front, remplaçant le noir de crasse par le rouge de sang. Le dernier morceau de pierre venait de tomber. Il sourit, recula en riant, et admirant ce que lui, rebaptisé maintenant Khrorr, le « découvreur de dieu », venait de mettre à jour. Il s’agenouilla à cinq mètres de la roche, rempli d’un nouvel espoir, et cria toutes ses tripes de satisfaction. Le reste de son peuple, baignant dans un halo vert et apaisant, le reprirent en cœur.
Devant eux, encadrée par les pans de la montagne, rayonnait un voile lumineux et fantomatique. Cela ressemblait à un mur d’eau verte, mouvante mais ne coulant pas. Sa seule présence semblait effacer tous les bruits de la planète qui se mourrait.
Ils restèrent ainsi de longues minutes. Les larmes avaient eu le temps de disparaître, ainsi que les masques de terreur. Ne restaient plus maintenant que des visages heureux, emplis de cette joie des gens qui vivent sans savoir ni sans comprendre.
Et pourtant les murs de flammes se rapprochaient, dangereusement. Ce fut les cris du premier homme à se faire surprendre par le feu qui sortit le peuple de sa torpeur. Presque automatiquement les pleurs reprirent. Le charme des premiers instants avait été rompu, et la réalité sèche venait de reprendre ces pauvres hères à la gorge.
Mais cette fois c’était trop tard. Ils étaient encerclés. Le feu les acculait vers ce dieu qu’ils avaient cru jusqu’au dernier moment salvateur. Ce dieu qui, de nouveau, ne semblait pas vouloir lever le petit doigt pour son peuple.
Les cris se firent de plus en plus pressants. Des frères de Khrorr avaient déjà succombé, torches humaines se consumant les unes sur les autres. Autour des survivants, les tons rouges combattaient les tons verts du dieu immobile dans un ultime combat.
Et Khrorr reculait, poussé par le reste de son peuple vers le flan de la montagne. Il pleurait lui aussi, mais de rage. Pourquoi avait-il libéré ce dieu si c’était uniquement pour lui permettre d’assister avec une telle cruauté à l’anéantissement de ses fidèles.
Les hommes, en barrage, avaient presque tous rendu leurs derniers soupirs. La nature en furie s’attaquait aux femmes et aux enfants maintenant, ne faisant aucune distinction. L’heure était arrivée. Ils voyaient s’approcher la mort sans pouvoir réagir. Ceux qui n’étaient pas fous de tristesse l’étaient de colère devant cette impuissance. Et Khrorr était de ceux-là, si pas le plus enragé. Le reste de leur vie mortelle se comptait en secondes, et le semblant de dieu juste derrière eux restait de marbre.
Il aurait voulu se retourner et le frapper de toutes ses forces, mais n’en eu pas le temps. Au combat avec les flammes, une personne face à son destin fit un mouvement inconscient pour éviter la mort, et la bousculade en cascade qui s’ensuivit atteignit Khrorr au moment où il se retournait. Ce fut dans ce dernier mouvement de foule que le « Découvreur de dieu » vi pour la dernière fois son monde à l’agonie.
Sur Sashna, les bâtisseurs étaient à pied d’œuvre. Ils n’étaient pas conscients d’avoir échappé au drame de leur planète voisine, mais cela ne les empêchait pas de mettre tout leur cœur à l’ouvrage. Le plus important à leurs yeux était pour l’instant de rafistoler leur grande dalle, au centre du village. Ce cercle de pierre avait été, pendant des générations, le symbole de leur attachement à leur planète.
Ce cercle qui n’avait jamais été qu’un symbole, mais qui commençait maintenant à vibrer sous leurs truelles. Ce n’était pas un tremblement de terre, mais bien la pierre qui se mettait à vibrer. Et avant qu’ils ne puissent faire un geste, un puissant éclair vert les aveugla tous dans un bruit fracassant. Puis la lumière disparut, et les yeux revirent progressivement le ciel et la pierre. Et au centre de la dalle, couchés, semblaient somnoler des êtres poilus en haillons sales et fumants.
Des êtres d’un autre lieu, sauvés de leur destin.
FIN
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