Article rédigé suite au colloque universitaire “Polyphonies”, Reims, 2003, réunissant des anglicistes chercheurs en littérature anglo-saxonne, non spécialistes de SF à l’exception de l’auteur de ce texte.
Philip K. Dick (1928-1982) est un écrivain américain de science fiction cérébral, qui s’est tout au long de sa vie interrogé sur la nature du réel et de l’humain. A l’image du britannique James G. Ballard, les spéculations de Dick n’emportent pas le lecteur dans des univers lointains et improbables, mais sur Terre, pour s’intéresser de près à l’homme et sa façon de percevoir le monde qui l’entoure, à travers les paysages intérieurs de sa psyché. Publié en 1977, A Scanner Darkly est une œuvre à part dans la bibliographie dickienne. Peuplé de personnages aux discours et aux comportements équivoques, Scanner est un roman mainstream mêlant fiction et autobiographie comme jamais Dick ne l’avait fait. Roman au carrefour d’une œuvre et d’une vie, synthèse de plusieurs strates de temps et niveaux d’expérience, Scanner est à plusieurs titres une œuvre polyphonique.
Le récit se focalise sur Fred, personnage polyphonique par excellence. Agent fédéral du bureau de la lutte anti-drogue, il doit infiltrer le milieu qu’il combat afin de mener à bien sa mission, c’est-à-dire découvrir qui fabrique la Substance Mort, un stupéfiant qui fait des ravages. Pour ce faire, il a une couverture, une autre identité, celle de Robert Arctor, dit Bob, un petit revendeur de drogue vivant avec d’autres toxicomanes. Afin que nul ne découvre l’identité des agents doubles, le bureau anti-drogue a pris soin de munir ses agents d’un dispositif nommé « scramble suit », complet brouillé dans la version française. Ce costume est le seul élément de science-fiction de Scanner, mais il joue un rôle majeur dans la crise d’identité que va subir le personnage principal, que l’on appellera souvent Fred/Bob, puisqu’il est à la fois Fred le policier et Bob le drogué.
Grâce à un procédé électronique, le dispositif du complet brouillé projette en alternance sur celui qui le porte le visage et le corps d’un million de personnes, mais à une telle vitesse que tout ce que l’on perçoit est décrit comme « a nebulous blur » (Dick, 4 : 54) ou « a vague blur » (2 : 30). D’un point de vue stratégique, cette multiplicité d’apparences a un avantage ainsi résumé : « In any case, the wearer of a scramble suit was Everyman (...) Hence any description of him (...) was meaningless. » (2 : 23). Mais d’un point de vue social, celui qui porte ce costume polymorphe devient plutôt une « non-personne ».
En effet, dans leur bureau, les agents évoquent une assemblée de fantômes que rien ne peut distinguer, au point que des imposteurs pourraient être parmi eux. Fred évoque une éventualité plus inquiétante encore : « It could be anyone in there, it could even be empty. » (2 : 30). Semblables aux « hollow men » de T.S. Eliot, ces ombres évoquent ce vers du poète : « Shape without form, shade without color, » (Eliot, CP, 89). D’une certaine façon, le complet brouillé n’est pas un fardeau, mais un outil de liberté ou de déresponsabilisation, car aucune des identités projetées n’a besoin d’être assumée, et Fred pense bien sûr aux actes asociaux qu’il pourrait commettre, à l’image de l’homme invisible de Wells, dont le fantasme de toute puissance perdure.
En revanche, dans la réalité du quotidien, Fred/Bob est plus victime que bénéficiaire de ce manteau d’invisibilité, éprouvant beaucoup de difficultés à faire la distinction entre ses deux personnalités opposées. D’un point de vue diachronique, il y parvient encore, notamment au début du récit, où certains rôles et certaines tâches sont bien compartimentés et assumées à tour de rôle. Par exemple, quand Fred le flic témoin d’horreurs en tout genre doit réprimer ses émotions : « no anger, no love, no strong emotion (...) He had to neutralize himself. (...) This was Fred. But then later on Fred evolved into Bob (...) and the terrible colors seeped back into him. » (4 : 57-58). Chacun est à sa place et connaît sa fonction : Fred a un devoir d’efficacité qui prime sur le reste. Bob, lui, a la liberté des émotions, ce qui offre une soupape de sécurité à son alter ego.
D’un point de vue synchronique, la tâche est cependant plus ardue. A mesure que se déconstruit le fragile équilibre entre Fred et Bob, les pensées et les mots des deux personnalités se superposent et s’opposent, ce qui se reflète dans le langage qu’il tient, ainsi qu’en témoigne une scène clé du chapitre deux. Fred le policier doit tenir devant la vénérable assemblée du Lions Club un discours vantant les mérites de son agence. Ce genre d’allocution est convenu, et une bonne partie de ce discours a déjà été écrite par d’autres. Mais ce qui n’est qu’exercice de routine pour Fred et son équipe bascule quand celui-ci, dominé par la personnalité de Bob, s’écarte du discours prévu et le transforme pour s’adresser à l’assistance en termes moins policés que prévu.
Extérieurement, Fred est bien revêtu de l’uniforme de l’homme de loi, un uniforme assez équivoque, puisque le policier évolue à visage couvert, et que la légalité se voile des ombres de la clandestinité. Cependant, le recours à la focalisation interne nous fait vite savoir qu’à l’intérieur il est autre, et ce dès qu’il entre en scène : « Looking at his audience, he realized how much he detested straights. » (2 : 24) L’esprit de Bob le drogué prédomine alors qu’il doit tenir le rôle social de Fred le policier. Pendant une page, en partageant les pensées de Fred, le narrataire devient le témoin privilégié du conflit intérieur du personnage, et se rend compte que celui-ci n’agit ni par calcul ni par provocation : « For the life of him he could not dredge up the rest of the sentence. » (2 : 26). En plein milieu d’une phrase qui fait blocage, Fred s’arrête, réfléchit, hésite, improvise. Et quand il reprend la parole, les mots qu’il prononce correspondent enfin à ses pensées. Ses propos intérieurs et extérieurs sont en harmonie, mais en désaccord avec son apparence et sa fonction officielles.
Dès lors, l’univoque et le conformisme font place à l’équivoque et à l’inattendu, et l’assemblée ne peut-être que perplexe devant ce discours qui change radicalement de ton, passant d’un registre officiel bon teint à celui de la confidence et du désespoir, tout en rejetant le discours initial et ses objectifs en ces termes : « Do you know why I’ve got a block against this stuff ? (...) Because this is what gets people on dope. » (2 : 27). A présent, le lecteur n’est plus le seul à connaître l’intime conviction de Fred, qui partage à voix haute ses réticences avec les autres personnages, par le biais de ce discours dénaturé.
Mais ce n’est pas tout, puisqu’en plus de la double voix de Fred/Bob, il y a, en coulisses, la voix de celui qui a écrit cette allocution et entend bien mettre un terme à ce détournement inattendu. Si le public du Lions Club a droit au double discours de Fred/Bob, seul le lecteur partage ce discours à trois voix. Comme un souffleur de théâtre, le représentant de l’autorité interfère et essaie de remettre sur les rails l’interprète qui oublie son texte et s’égare : « I’ll read it to you. Repeat it after me, but try to get it to sound casual. » (2 : 27). Puis il reprend le texte officiel où Fred s’était interrompu, avec cette phrase qu’il n’avait pu prononcer : « Each day the profits flow - where we go we will soon determine (...) and then retribution will swiftly follow. » (2 : 27). Le conflit intérieur fait place à un conflit d’influences, entre une autorité et son subordonné, mais au lieu de la conclusion martiale et optimiste attendue, Fred termine en des termes plus crus, plus désespérés : « We, the dopers (...) Don’t kick their asses after they’re on it. The users, the addicts. (...) They didn’t know what they were getting on (...) Kill the pushers. » (2 : 28).
Le décalage dans le discours se double d’un décalage dans le niveau de langue, Fred ayant recours à l’argot des toxicomanes, qui n’a plus aucun secret pour lui. Malgré tout, ce discours parallèle n’est pas opposé à la doctrine officielle, car il va lui aussi à l’encontre de l’ennemi désigné, et si ce discours est celui d’un consommateur de drogue, il est avant tout celui d’une victime. S’il choque, c’est par son côté brutal, direct, et surtout, parce qu’il montre de l’empathie pour les toxicomanes, attitude incompatible avec la fonction de Fred, dont l’intransigeance et la détermination doivent se traduire non seulement en actes mais aussi en paroles.
Si Fred semble de plus en plus solidaire de son alter ego Bob, c’est d’abord parce que, paradoxalement, la face diurne de sa double identité est la plus refoulée, anonyme, asociale : contrairement à Bob le drogué, Fred le policier ne peut pas avoir de sentiments, de visage, de vie privée ou même de nom de famille, juste un pseudonyme, un diminutif qui renvoie au fait qu’il n’est pas un homme à part entière. L’introduction de Fred est emblématique de cette situation. Une présentation classique consisterait à donner au lecteur des repères tels que son nom, son âge, à détailler son apparence ou son visage. Le narrateur dickien fait fi de ces conventions et présente Fred comme un homme sans visage, un phénomène de foire : « Let’s hear it for the vague blur ! » (2 : 23), annonce le chauffeur de salle. Présenté par un autre pour lire le discours d’un autre, sous l’apparence floue d’un million d’autres, Fred a de quoi douter de la réalité de son identité officielle.
L’homographie presque parfaite entre Arctor et « actor » est évidente, comme s’il était né pour jouer la comédie. Mais qui est l’acteur et qui est le personnage, ou qui le devient ? Peut-être pas ceux désignés comme tels au départ. La prépondérance de la personnalité d’Arctor peut aussi être soulignée par le palindrome que forme son prénom. Mis à l’envers, Bob reste toujours Bob, c’est-à-dire lui-même. Fred ne peut en dire autant. Ce que doit surmonter Fred/Bob, c’est un problème de cohabitation et d’identification, exprimé ainsi :
To himself, Bob Arctor thought, How many Bob Arctors are there ? (...) Two that I can think of (...) The one called Fred, (...) the other one, called Bob. The same person. Or is it ? Is Fred actually the same as Bob ? Does anybody know ? I would know, if anyone did, because I’m the only person (...) that knows that Fred is Bob. But (...) who am I ? Which of them is me ?" (6 : 96).
Pour Fred, le risque est d’être vampirisé par sa propre composition, d’oublier qu’il joue un rôle, et que le masque qu’il porte doit être remisé une fois la représentation terminée. Dans cette performance sur le fil, la difficulté majeure consiste à savoir quand cette représentation doit commencer et peut s’arrêter, car Fred/Bob est la plupart du temps son propre metteur en scène. Mais sans souffleur ou sans scénario, il doit se livrer à un exercice d’improvisation de plus en plus périlleux, tel un équilibriste condamné à la chute.
La schizophrénie en gestation chez Fred/Bob va trouver un terreau fertile quand Fred se voit assigner une nouvelle mission, qui est de surveiller Bob. Il doit ainsi installer des caméras chez lui et, à son travail, visionner les cassettes dont il aura malgré tout pris soin d’effacer les passages où on le voit se comporter en policier, afin de ne pas se trahir et perdre sa couverture. Continuant d’exercer cette fonction de réalisateur improvisé, il doit ainsi remonter et censurer le film de sa propre vie. Il était déjà difficile pour l’agent de s’accommoder du clivage administratif et social entre Fred et Bob, mais cette nouvelle étape, conjuguée à la prise de drogues, va le conduire à un clivage psychique et physiologique synonyme d’oubli, puis de folie. Pour Fred/Bob, s’il y a plusieurs voix sous un même crâne, il n’y a pas de dialogue, pas de complémentarité ou de complicité, mais un divorce impossible à mener à bien, sinon au prix de son équilibre mental.
Ce phénomène de clivage est marqué par plusieurs étapes, dont voici les plus significatives. Au début de sa mission, Fred est encore conscient de ce qu’il fait et de qui il est, en un mot, de sa dualité : « Up the street at the house I am Bob Arctor, the heavy doper suspect being scanned without his knowledge, and then (...) into the apartment (...) I am Fred replaying miles and miles of tape to see what I did, and this whole business (...) depresses me." (7 : 104). Puis les premiers signes de scission apparaissent : « I’m sure I’ll recognize Bob, (...) if by nothing else than by the clothes he wears or by a process of elimination. What isn’t Barris or Luckman and lives here must be Bob. » (8 : 134). A cet instant, il est Bob, physiquement, socialement, mais le cerveau qui produit cette pensée est celui de Fred, sans la moindre référence à son double secret, auquel il ne s’identifie plus. La distinction entre les deux personnages se traduit alors dans l’opposition entre « I » et « he ».
Lorsqu’il endosse la tenue de Fred, il continue d’évoquer Arctor comme une autre personne. Fred illustre à ce point le postulat de Rimbaud selon lequel « Je est un autre. », que le « je » devient « il », et même, plus tard, un « non-je ». En effet, Fred se distancie aussi de lui-même, finissant par parler de lui à la troisième personne, comme s’il n’acceptait aucune des deux facettes de sa personnalité : « They’d (...) set Arctor up (...) I’ll keep on watching him ; Fred will keep on doing his Fred-thing. » (10 : 169). Pourtant, quelques instants auparavant, il parvenait encore à faire le lien entre ses deux identités : « When you get down to it, I’m Arctor, he thought. I’m the man on the scanners. » (10 : 168). Cette constatation de l’évidence qui a des allures de découverte ou de révélation, n’est en fait que la réminiscence nébuleuse et passagère d’une vérité qui s’effrite.
Cette incapacité chronique à distinguer son reflet et à voir en lui-même renvoie au titre du roman, allusion aux Epîtres de St Paul aux Corinthiens, que l’on retrouve dans les propos de Fred/Bob, dans un de ses derniers moments de lucidité : « Through a mirror (...) A darkened mirror, he thought ; a darkened scanner. (...) It is not through glass but as reflected back by a glass. And that reflexion that returns to you : it is you, it is your face, but it isn’t. » (13 : 212), « I understand (...) what that passage in the Bible means, Through a glass darkly. (...) I understand but am helpless to help myself. » (13 : 215). Peu à peu, il devient étranger à lui-même, en surface tout comme en profondeur.
Cette atrophie des sens et de la conscience finit par se répercuter sur la façon dont Fred/Bob perçoit les autres, et son trouble est tel que ce ne sont pas seulement les voix qui se multiplient, mais aussi les images que voit ou renvoie Fred/Bob. Une nuit, Bob se réveille au côté d’une conquête d’un soir, endormie. Au lieu du visage de cette fille nommée Connie, Bob voit celui d’une autre, Donna, la femme dont il est vraiment épris (9 : 159-160). A mesure qu’il observe ce visage et se remet de sa surprise, Bob distingue peu à peu les traits de Connie, l’étrange juxtaposition faisant place à la normalité. Quand Fred visionne les cassettes espion, il est victime du même phénomène de « polymagerie » (10 : 172-174) car, à l’instar de son homologue, il ne peut plus faire la différence entre perception et projection. Il pense d’abord que la cassette a été truquée, puis se rend compte que Bob est lui aussi témoin de l’étrange substitution. Au lieu d’essayer de comprendre, de voir en lui, Fred abandonne, incapable de conclure qu’il est victime des mêmes illusions que Bob parce qu’il est Bob, incapable de voir dans la superposition des deux figures féminines la transposition de son propre cas, l’homme aux deux visages.
A la lumière de ces extraits, on constate que pendant quelques chapitres, il y a un mouvement de balancier, entre conscience et inconscience, mémoire et amnésie, unité et division. Mais au bout du compte le voyage vers l’oubli est un voyage de non retour. Fred finit ainsi par dire à propos de Bob : « I wish I could, for a while, forget him. » (12 : 199). Il ne s’en rend pas compte, mais son souhait est déjà exaucé au-delà de toute mesure. En quelque sorte, Fred trouve en lui l’autre, mais cela ne se fait pas par un processus de rapprochement, mais d’éloignement. Il ne découvre pas ou n’accueille pas un autre en lui, il ne s’enrichit pas. Au contraire, il se divise, se perd et s’appauvrit, car il oublie toute une partie de ce qu’il est, une moitié qui devient étrangère à lui-même. Il finira même par se détacher de son autre moitié, pour n’être plus personne.
Une fois le cerveau quasiment détruit par la Substance Mort et placé dans un centre spécialisé qui s’avère être une plate-forme du trafic de ce stupéfiant, il devient Bruce. Il ne choisit pas cette identité mais on la lui impose, supposant qu’il n’a plus ni volonté ni libre arbitre. Le personnage principal n’est plus un acteur mais un témoin, il n’est plus une voix mais, comme il le dit lui-même, « un œil » ou « une caméra » (14 : 251), comme celles qu’il avait dû placer chez lui. Le metteur en scène s’est lui aussi effacé ; assimilé à l’objet qu’il manipulait, il est à son tour manipulé, et son statut de pion apparaît au grand jour. Réduit à une simple fonction d’œil espion au cœur du repère ennemi enfin infiltré, sa rédemption reste cependant envisageable, si l’on interprète de façon optimiste la fin ouverte du roman.
Autrefois père de famille sans histoire, puis policier dans un monde de noirceur, ombre aux mille et un visages, petit dealer, et finalement épave anonyme à l’apparence végétative, le personnage polyphonique Robert Arctor / Fred / Bob / Bruce n’a de cesse de se redéfinir, de se déconstruire, pour finalement se détruire. Il peut néanmoins, peut-être, renaître des cendres de ce qu’il fut et endosser une nouvelle identité, en entamant une nouvelle mue, ce que suggère l’une de ses dernière pensées : « I should work out my own name (...) it’s my responsibility (...) Bruce (...) there ought to be better names than that. » (14 : 253).
Le narrateur finit aussi par participer au processus d’aliénation entre Fred et Bob, en les traitant comme deux personnages différents, par exemple lorsqu’il rend compte d’une scène où Fred observe les agissements de Bob sur une cassette (Chapitre 12). Tour à tour, des propos ou des actions sont prêtés à l’un et l’autre, sans qu’aucun lien ne soit fait entre les deux moitiés du même personnage. Un lecteur potentiel qui feuilletterait le livre et lirait cet extrait ne pourrait pas soupçonner la parenté entre ces deux étrangers. Dans d’autres passages (Chapitre 11), Fred/Bob est uniquement désigné par le terme de « he » pendant plusieurs pages, si bien que l’on ne peut avec certitude attribuer ses pensées à l’une ou l’autre de ses personnalités. Le lecteur en est réduit à des suppositions, et la focalisation interne - qui d’habitude l’informe et l’éclaire - sert au contraire à alimenter le doute, par exemple à travers cette pensée de Fred/Bob : « I can’t any longer these days see into myself. I see only murk. Murk outside ; murk inside. » (11 : 185). Le narrateur dickien prend alors des accents beckettiens, proches de la tonalité de Murphy : « But now all was nebulous and dark, a murk of irritation from which no spark could be excogitated. » (Beckett, 5 : 61). Fred/Bob distingue le magma ténébreux qui obscurcit sa conscience, mais il ne peut le percer de la lumière salvatrice de la connaissance de soi. Omniprésentes - comme en témoigne l’utilisation répétée des termes « murk » ou « slush » - les ténèbres envahissent le récit, jusqu’à la façon dont celui-ci est transmis.
A son tour, la narration se fait polyphonique, quand par exemple Fred est interrogé par des médecins psychiatres, afin de juger de sa santé mentale (Dick, 7 : 108-121). Au cours de cette scène, le narrataire a accès à plusieurs sources d’information, au travers de différents styles et procédés narratifs. En focalisation interne, le lecteur partage les pensées de Fred : « He felt scared. (...) I’m being Mutt-and-Jeffed, Fred thought » - (7 : 108). Le lecteur sait aussi ce qui motive ses réponses : « Just agree, he thought. And do what you’re told. » (7 : 110). En focalisation externe, il est le témoin du dialogue entre les deux médecins et Fred, qui, joignant la parole à la pensée, se veut conciliant : « Well, I guess I’d notice that. », « I’ll certainly keep my eyes open for that. » (7 : 112). Mais il y a aussi, à la fin, quand le personnage dérape comme lors du discours au Lions Club, les propos incohérents et agressifs de Bob le drogué, confirmant les soupçons des médecins : « Are you getting any cross-chatter ? (...) Thoughts not your own » (7 : 111-112). Cette remarque renvoie aussi le lecteur aux passages du chapitre onze où les pensées de Fred/Bob sont entrecoupées de quelques lignes en allemand, dont l’origine exacte n’est jamais élucidée. Fred/Bob ne maîtrisant pas cette langue, on est tenté d’assimiler ces propos parasites à l’idée de possession. Comme dans le folklore ou la littérature fantastique, c’est un autre qui parle ou qui pense à sa place.
Ces procédés n’ont certes rien d’extraordinaire, mais ils font partie d’un ensemble qui devient de plus en plus complexe au fil des pages. Ainsi il y a, en plus, insérés dans la scène à six reprises, des extraits d’articles scientifiques expliquant le phénomène de scission dont le cerveau de Fred/Bob est victime. Placé au beau milieu d’une réplique d’un des médecins, le premier extrait est précédé d’une courte introduction ainsi formulée : « Item. In July 1969, Joseph E. Bogen published his revolutionary article "The Other Side of the Brain : An Appositional Mind." In this article he quoted an obscure Dr A.L. Wigan, who in 1844 wrote : » (7 : 110). Et s’ensuit la citation de la citation, un scientifique ayant réellement existé renvoyant au propos d’un de ses confrères, au beau milieu d’une phrase d’un médecin fictionnel. Il est impossible de savoir avec certitude d’où vient cette mise en abyme du savoir, qui tour à tour, s’intercale entre les propos des médecins (110), les pensées de Fred (112), les propos de Bob rapportés au style direct (120), les indications scéniques du narrateur (113), et même dans les dialogues d’une scène de flashback (115-118), elle aussi insérée dans la scène originale. De plus, à chaque extrait placé en incise, rien ne fait état d’une interruption ressentie par les personnages ou d’une coupure marquée par le narrateur. Ces extraits sont bien juxtaposés, mais par qui ? Peut-être par Dick l’écrivain, créateur qui reprend ses prérogatives aux dépens de ses créations.
Toujours dans ce même passage, une quatrième source d’information nous parvient, sous une forme encore différente. Quand les deux médecins évoquent la discussion qui les a inquiétés quant à la santé mentale de Fred, (un absurde dialogue de sourds entre toxicomanes), cette scène est rejouée pour le narrataire, pendant une pause, un intermède de trois pages qui se glissent entre deux phrases de Fred et du médecin. Cette fois, le style est celui de la transcription écrite d’une scène de théâtre, puisque chaque réplique, au style direct, est précédée du nom du personnage, de deux points, et que des indications scéniques sont données entre parenthèses.
On ne sait pas si ce flashback est un souvenir de Fred, qui oublie ses interlocuteurs le temps d’un rêve éveillé dont sont coutumiers ses amis drogués, ou un extrait de bande vidéo tournée par les caméras espion, ou encore une apposition du narrateur dickien qui multiplie les modes narratifs, entre monologue intérieur, dialogue de roman, scène de théâtre et extraits de revues médicales. L’effet est néanmoins cohérent et atteint son but, puisqu’il contribue à mettre en valeur le caractère polyphonique de son œuvre, à travers toute une série de discours, mais aussi de transcriptions de discours. Notons qu’il y a aussi toute une galerie de postures, de masques superposés les uns aux autres, puisque Fred/Bob n’est pas le seul à avoir une double identité. En effet, presque tous les personnages principaux sont des imposteurs et des manipulateurs aux buts inavoués, y compris ceux dont Fred/Bob est le plus proche, à commencer par son amie Donna. Craignant les révélations que pourraient lui apporter les caméras de surveillance, le policier/dealer vient à se demander : « Will I see a change which will blow my mind ? (...) A nightmare (...) Donna crawling on all fours, eating from the animals’ dishes... » (8 : 133). Il n’est pas loin de la vérité, car au-delà de sa douceur extérieure et de son soi-disant rôle bénéfique et régulateur dans la vie chaotique de Fred/Bob, le personnage de Donna est un prédateur essentiellement préoccupé de ses intérêts et de ses objectifs, que ce soit sous sa couverture de dealer ou dans sa fonction de policier, que le lecteur ne découvre que vers la fin du roman.
Ce qui contribue également au caractère polyphonique de A Scanner Darkly, ce sont les différents acteurs et facteurs, réels ou fictifs, qui en sont à l’origine. A la fin du roman, Dick a ressenti le besoin d’ajouter une postface, ce qu’il n’a jamais fait pour ses autres œuvres. Dans cette note de l’auteur, l’écrivain fait plusieurs remarques très intéressantes, qui renvoient directement aux liens existant entre personnes et personnages, narrateur, auteur et lecteurs de ce livre. Il donne une liste des personnes réelles, des amis décédés ou à jamais invalides à cause de la drogue. On reconnaît les symptômes dont souffrent certains des personnages, « permanent psychosis », « permanent brain damage » (278). Dans cette liste, on note aussi la mention : « To Phil, permanent pancreatic damage » (278). C’est bien sûr Dick lui-même, l’auteur qui fictionnalise sa propre expérience. Au fil des pages, le lecteur averti est tour à tour tenté de superposer ce qu’il connaît de Dick aux informations délivrées par le narrateur omniscient, extradiégétique, ou aux tourments du personnage de Fred/Bob, ou même aux tribulations de ses compagnons d’infortune.
Par exemple, les visions et les frayeurs de Bob ou ses acolytes sont celles dont Dick fait part dans des interviews, des lettres ou des essais. Ainsi, lorsque Arctor demande : « Do you think (...) that when we die and appear before God on Judgment Day, that our sins will be listed in chronological order..." (6 : 95), cette crainte renvoie à l’une des visions que Dick a eues après avoir pris de l’acide. Les passages relatant le quotidien de Bob et ses amis toxicomanes vivant sous le même toit sont inspirés de l’époque où Dick, abandonné par femme et enfants, a ouvert sa maison à tous les marginaux des environs. La fin de parcours de Fred/Bob au centre pour toxicomanes de New Path s’inspire directement d’un séjour de Dick dans un centre pour héroïnomanes et alcooliques nommé X Kalay. Quant au style et au langage, à l’argot des personnages toxicomanes, Dick n’a pas eu besoin de faire beaucoup de recherches pour le maîtriser, sinon dans sa mémoire, lui qui dit avoir parlé à une époque « comme un authentique routier de l’acide (1) ».
On pourrait multiplier les exemples à l’envi, le plus pertinent étant certainement le phénomène de scission affectant l’esprit de Fred/Bob, ainsi évoqué dans le roman : « his mind went into spins and double trips and then split in half, directly down the middle. » (10 : 168). Ou encore : « the other side of his head opened up and spoke to him (...) like another self. » (10 : 171). Par delà l’intérêt scientifique et les possibilités littéraires offertes par ce phénomène, Dick affirme avoir fait lui-même cette expérience, et tente d’expliquer ce qui lui est arrivé :
I sense another mind (...) in my brain (...) This would certainly explain my dissociated actions (...) Psyche A may have given way to Psyche B (...) I’ve had periods of amnesia (...) A Scanner Darkly, then, is relevant, and this can scarcely be coincidence. (...) I was essentially splintered. (2)
En définitive, Dick l’auteur est bien plus qu’un personnage, secondaire ou principal, ou qu’un narrateur. Un peu à la manière de Flaubert qui affirmait « Madame Bovary, c’est moi. », Dick déclare dans sa postface « I am not a character in this novel ; I am the novel. » (277). Et ce roman est le témoignage non pas d’un seul homme, mais de toute une communauté, à propos de laquelle Dick déclare : « They remain in my mind » (278), prouvant que au cœur du moi, l’on trouve ou l’on retrouve les autres.
D’un point de vue synchronique, A Scanner Darkly est aussi le testament d’une génération, dont les fantômes hantent chaque page. Personnages fictifs, amis personnels, mais aussi figures publiques de l’époque se rencontrent au carrefour de Scanner, puisqu’on y trouve des icônes telles que Timothy Leary, les Rolling Stones, ou Jimmy Hendrix et Janice Joplin, deux stars du rock mortes pour avoir consommé la substance Mort de leur époque, évoquées pour mieux rattacher le roman au réel.
D’un point de vue diachronique, Scanner est une œuvre « polytemporelle », puisque les strates de plusieurs époques s’y superposent. Premièrement, l’époque de l’insouciance et du bonheur, qui correspond à la première partie du roman, jusqu’à ce que, sentant le vent tourner, l’un des personnages se demande : « How can days and happenings and moments so good become so quickly ugly, (...) for no real reason ? Just - change. » (8 : 128). La réplique, placée exactement au milieu du livre, au point de non-retour, est la charnière qui annonce le temps des changements. Deuxièmement, l’époque du châtiment, de la maladie, de la folie et de l’internement, que relate la deuxième partie. Ces deux époques correspondent au temps du récit, et dans la postface Dick résume le lien qui les unit avec une formule lapidaire : « Be happy now because tomorrow you are dying. » (277). Puis, troisièmement vient enfin l’époque « post drogue », le temps du bilan, qui est celui de la narration. C’est aussi celui de la postface où, comme ses personnages aux multiples visages, l’auteur-narrateur laisse enfin tomber le masque et ne passe plus par l’intermédiaire de la fiction : il n’y a plus qu’un auteur, un homme s’adressant directement à des lecteurs, pour évoquer des personnes, handicapées ou disparues. Le prisme nécessairement déformant de l’arsenal narratif est laissé de côté, pour faire place à un témoignage direct, sans artifice, une seule voix prenant la parole au nom de toutes celles qui se sont tues.
Polyphonique, A Scanner Darkly l’est tout autant par la forme que par le fond. Fiction pimentée d’un soupçon de science-fiction, chronique traversée d’éclairs autobiographiques, transposition littéraire de l’étude d’une pathologie, pamphlet ou mise en garde, ce roman est tout cela à la fois. Miroir et souvenir d’une génération, d’une société, Scanner est une somme : une somme de discours, de voix et de visages. C’est aussi un lien, un lien entre deux époques établi par un survivant : Dick l’auteur, qui a pu se reconstruire comme semblerait le faire son personnage à la fin du roman, pour lui aussi témoigner et apporter sa modeste contribution à l’édifice anti-drogue. Constatant les dégâts causés par ce fléau, l’un des personnages fait la réflexion suivante : « There should be a monument (...) listing those who died in this. And, worse, those who didn’t die. Who have to live on, past death. Like Bob. » (13 : 259). Ce monument, il existe, c’est le livre, ce monument littéraire nommé A Scanner Darkly.
Hervé LAGOGUEY
Université de Reims Champagne-Ardenne
Notes :
1. Univers 1981. Paris : J’ai Lu, 1981
2. The Philip K. Dick Society Newsletter n°12, Octobre 1986.
Ouvrages cités :
BECKETT, Samuel, Murphy. London : Picador, 1980.
DICK, Philip K., A Scanner Darkly. New York : Vintage Books, 1991.
ELIOT, T.S, « The Hollow Men », Collected Poems. London : Faber and Faber, 1990.
Voir la critique du film :
A Scanner Darkly, le film
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