"Etres naturels et artificiels dans l’univers de Philip K. Dick : une (r)évolution aux frontières de l’humain."
Hervé Lagoguey
Article rédigé suite au colloque universitaire Raisons et corps, mondes et machines. Que prouve la science-fiction ?, Lille, 2005, réunissant des enseignants-chercheurs, majoritairement philosophes, et quelques littéraires, dont l’auteur de ce texte.
Une des vertus de la science-fiction est de se pencher aujourd’hui sur les problèmes de notre société de demain. L’interdépendance du vivant et de l’artificiel, qui ne fera que s’accentuer au 21ème siècle, est une de ces questions majeures. L’objet de cet article est de rendre compte de la vision qu’a Philip K. Dick de cette cohabitation et des problèmes d’identité qu’elle engendre. Vision à double titre, c’est-à-dire point de vue et, osons le terme, prédiction, puisque les dernières œuvres de l’écrivain traitant de l’interaction entre l’homme et la machine remontent à plus de trente ans.
Pour traiter ce thème, je me limiterai à ses œuvres les plus représentatives : deux romans, Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? (1968), (Blade Runner au cinéma, 1982), et Le bal des schizos, (1972) ; deux nouvelles, "Progéniture" (1954) et "Définir l’humain" (1955), ainsi que de l’essai "L’homme et l’androïde" (1972). Gardons à l’esprit que les êtres artificiels des Androïdes sont faits de chair et de sang, et que ceux du Bal sont des robots de fer et de plastique, car Dick admet un certain manque de rigueur terminologique pour désigner ses créatures : "les androïdes, les robots ou les automates - peu importe le nom ; j’entends par là des mécanismes artificiels qui empruntent l’image de l’homme" (Dick 1972b, p.14). Manque de précision que l’on retrouve dans les propos de ses personnages : "Les simulacres, ce sont ces hommes synthétiques que j’ai toujours assimilés à des robots" (Dick 1972a, p.14), "Ce robot humanoïde ou plus précisément, cet androïde organique (...) était devenu la machine-outil (...) du programme de colonisation" (Dick 1968, p.26).
Dans l’univers dickien, l’homme se révèle parfois plus insensible que la machine. La question qui se pose alors est la suivante : la machine est-elle le miroir ou, rôle plus important, le catalyseur de cette transformation ? Devient-on un homme-machine parce que l’on côtoie des robots, ou leur présence permet-elle plutôt de révéler quelque chose qui était préexistant ? Dans ce contexte, les valeurs deviennent floues car elles évoluent, s’inversent et se multiplient. Pour s’y retrouver, on pourrait schématiser la population de cet univers en quatre catégories : les humains "humains", les machines "machines", les hommes machines - ou hommes androïdes dans la terminologie dickienne - et les machines humanisées.
LES HOMMES ET LES MACHINES "CLASSIQUES"
Les deux premières catégories étant les plus évidentes, et n’étant pas révolutionnaires, elles ne feront pas l’objet d’un traitement particulier, mais elles apparaîtront inévitablement en creux. Par exemple en tentant de définir ce qui n’est pas humain, ce qui est du ressort de la machine, on abordera ce qui fait la spécificité de l’humain authentique, cet être ordinaire né d’un homme et d’une femme, capable d’amour et de compassion envers autrui, doté d’un cœur et d’une âme. C’est le modèle dont Dick s’inspire pour créer les anti-héros qui peuplent ses récits.
Quant aux pures machines, il suffit de survoler le corpus dickien pour se convaincre que cet auteur sceptique - voire paranoïaque - est bien plus méfiant envers les rapports hommes/robots qu’un Asimov. Au lieu d’imaginer des robots policés, Dick conçoit des robots déviants qui ignorent tout des trois lois de la robotique.1 Ses machines sont presque toujours présentées de façon négative : dans Loterie Solaire (1955), les Mc Millan sont de stupides exécutants ; dans "Service avant-achat" (1954), un robot V.R.P. persécute un acheteur potentiel jusqu’à la mort ; dans "Au service du maître" (1956), un survivant humain raconte comment les androïdes, se considérant comme des êtres supérieurs, massacraient les hommes comme du bétail. Même si le robot est bienveillant, comme dans "Le dernier des maîtres" (1954), il est un dictateur dont il faut s’affranchir. Il n’y a guère que dans "Les défenseurs" (1953) où les robots font preuve de sagesse, en empêchant les hommes de se détruire.
L’autonomie apparente de ces mécaniques ne doit pas faire oublier qu’elles ont été créées et programmées par l’homme. En cela, elles sont le reflet du tort que celui-ci cause à son propre monde, comme un symbole de sa réification. Dans "Deuxième variété", portée à l’écran avec "Screamers" (Planète hurlante, 1996), les "claws" en sont le parfait exemple. Ils donnent l’impression que l’homme, convaincu de sa disparition prochaine, cherche à perpétuer ses pires penchants à travers ces rejetons maléfiques, puisque ces machines destructrices poursuivent aux dépens de leurs créateurs la boucherie d’une guerre qu’ils ont eux-mêmes déclenchée.
Ces machines sans âme n’ont pas les moyens d’interpréter, de modifier ou de transgresser leur programme. Pour le meilleur, et souvent pour le pire, ce sont des machines réflexes qui, bien que perfectionnées, n’ont pas plus de faculté à penser ou juger qu’une cafetière, qu’on leur demande de faire le bien ou le mal.
DES ANIMAUX ET DES HOMMES
Un des facteurs qui contribuent à l’ambiance ambiguë de l’univers dickien est celui de l’apparence, et l’on pourrait aborder ce thème par le biais des animaux machines omniprésents dans Les Androïdes, ces mécaniques qui ressemblent comme deux gouttes d’eau à d’authentiques animaux. Pour les cartésiens, l’animal n’est qu’une machine. C’est une thèse que ne partageraient sûrement pas les personnages de ce roman, où les classifications ne se limitent pas à une âme humaine ET un corps machine. Pour commencer, Dick propose une véritable opposition entre animaux réels et factices.
Suite à une guerre, les animaux ont pratiquement tous disparus, et les spécimens encore vivants coûtent une fortune. Les riches de ce futur ont des galeries d’animaux comme ceux de notre époque ont des galeries de tableaux ; l’objet du prestige social est déplacé. Les moins fortunés se contentent d’animaux artificiels, copies électroniques qui lorsqu’elles tombent en panne imitent les symptômes de la maladie et sont emportées par un réparateur déguisé en vétérinaire. Les propriétaires de ces ersatz mécaniques n’ont qu’une peur : que l’on découvre la supercherie. Cette fois c’est le facteur de honte sociale qui est déplacé, et demander si l’animal familier de son voisin est réel est encore plus grossier que de lui demander s’il a de vraies dents ou de vrais cheveux.
Dans la hiérarchie des êtres animés, les animaux authentiques sont juste derrière l’homme, et même avant, quand certains personnages osent avouer leur préférence. Il en va ainsi du chasseur de prime Deckard, qui s’achète une chèvre avec la prime qu’il touche pour éliminer des androïdes rebelles. A la fin du récit, Rachel, l’androïde avec qui il a eu une liaison, en fait l’amer constat : "Tu aimes cette chèvre plus que tu ne m’aimes moi, plus que tu n’aimes ta femme (...) D’abord la chèvre, ensuite ta femme, et puis, en queue de liste... [moi]." (Dick 1968, p.102) Pour d’autres, ces animaux sont même sacrés, véritables objets de culte qu’ils n’osent plus toucher. Quant à l’androïde, bien qu’il soit la copie conforme de l’homme, autonome et intelligent, il a légalement moins de valeur et de droit à la vie qu’un insecte. On comprend ainsi mieux les gestes de Pris, qui torture une araignée, ou Rachel, qui tue la chèvre de Deckard. Jaloux, méprisés, humiliés, les androïdes n’ont plus qu’à leur disposition ce sentiment de l’humain blessé : le désir de vengeance.
Dick n’affirme pas que les animaux ont une âme, mais il met en lumière ce qui les rend si précieux aux yeux des humains qui eux, ont en une. Comme dans la nouvelle "Précieuse relique" (1964), ils éprouvent une nostalgie désespérée envers leurs compagnons disparus, rappel de leur passé, lambeau de leur humanité enfuie, alors que les androïdes sont le reflet de leur déshumanisation grandissante.
L’animal permet ainsi à l’homme d’exprimer son humanité et de se différencier de l’insensible machine. A l’inverse, il permet de repérer les androïdes, dont le manque d’empathie à l’égard du vivant est patent, par exemple lors de la scène où Rachel subit le test Voigt Kampff (Dick 1968, chap. 5). Descendant fictif du test de Turing, ce test permet de détecter la vraie nature des sujets interrogés, en mesurant leurs réactions, tardives ou simulées, ou même leur absence de réaction face à des questions tournant autour du non-respect de la vie animale. Chien bouilli, abeille écrasée, homard ébouillanté... rien n’émeut Rachel, alors que dans le roman tout humain digne de ce nom serait profondément choqué. En dépit de sa sophistication, ce test n’est pas infaillible. Certains humains, attardés mentaux ou psychotiques, peuvent y échouer, et les plus malins des androïdes se servent de cette faille pour tenter de fausser les résultats du test, ou pour accuser Deckard, qui l’administre, de s’être trompé et d’avoir tué des humains par erreur.
LES HOMMES ANDROIDES
Malgré leur intelligence, une autre catégorie d’êtres échouerait à ce test, ce sont ceux que Dick appelle les humains androïdes. Sa fiction en regorge, et l’on peut en tirer quatre exemples, deux hommes et deux femmes. Le premier est l’enfant nommé Peter Doyle, dans "Progéniture". Cette nouvelle met en scène un personnage, qui dès sa naissance, est confié à des robots. Ceux-ci sont en effet les plus à même de l’élever, selon des critères scientifiques et des méthodes rationnelles, ou pour résumer le texte : sans sautes d’humeur, sans ordres contradictoires, sans querelle entre les parents, et sans complexe d’Oedipe. Pour le bien de l’enfant, l’irrationnel et l’affectif sont bannis d’une éducation soigneusement élaborée, sans heurts, sans pleurs, mais aussi sans joie, sans amour. Quand il a neuf ans, Peter revoit son père biologique, avec qui il n’a en commun que quelques gênes. Du dialogue de sourds qui s’établit entre eux, on retiendra deux choses.
Il y a d’abord un déni de l’émotion, mais aussi, implicitement, du libre-arbitre. Le père s’inquiète des opinions, des désirs et des sentiments de son fils. Autant de questions sans objet pour Peter, qui fait ce pour quoi il est le meilleur, selon les tests qui ont défini ses aptitudes. Il étudie la biologie, en parle comme de son travail, et n’a que faire des jeux de l’enfance évoqué par son père. En réalité, Peter fait ce pour quoi il a été programmé, mais pour lui, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes...
Il y a ensuite un déni du corps. Dès le début, il est interdit de toucher le bébé qu’est Peter. Il y a un interdit sur "l’émotion tactile", c’est-à-dire serrer son enfant dans ses bras, sentir sa chaleur et lui communiquer la sienne en retour. Chez Peter, comme chez les robots qui l’entourent, le corps est là pour remplir une fonction précise, être le réceptacle de la pensée, un outil de travail, mais surtout pas un objet de désir ou d’attention. Bien au contraire, le corps de ses semblables lui répugne, à commencer par leur odeur, âcre et persistante comme celle des cobayes de son laboratoire. Pour Peter, le corps est objet d’étude ; on imagine qu’il ne touchera des corps humains que pour les étudier, les disséquer, et c’est sur un sourire complice entre l’enfant et son tuteur robot que s’achève la nouvelle.
Produit et reflet d’un environnement artificiel et aseptisé, Peter Doyle, fils de la machine plutôt que fils de l’homme, est ainsi un des premiers hommes androïdes de l’univers dickien. C’est une figure que l’auteur reprend dans "Définir l’humain", nouvelle dans laquelle le personnage de Lester Herrick est la version adulte de Peter.
Convention sociale oblige, Lester est marié, mais il n’a jamais un mot ou un geste tendre envers son épouse. Le couple n’a pas d’enfant, car Lester voit en eux un obstacle au déroulement de ses recherches. Dénué de compassion, Lester symbolise aussi le déni des plaisirs et des fonctions de la chair, dans tous les sens du terme : plaisir physique et fonction de reproduction, mais aussi plaisir de la table et fonction nutritive, puisqu’il préférerait être nourri par intraveineuse. Se nourrir, cette fonction du corps qui inspire le dégoût à Peter, n’est qu’une perte de temps pour Herrick. En revanche, son travail est sa passion : toxicologue, il se sert de cobayes pour inventer des poisons pour l’armée, et tout en lui démontre qu’il a effectivement rejeté le camp de la vie. Se consacrant nuit et jour à ses travaux, mettant toujours l’accent sur le rationnel et le réalisme, le chercheur pourrait très bien passer pour une machine.
Dans les deux nouvelles, il y a un parallèle entre l’adulte et l’enfant : on y retrouve le même déni du corps charnel, des besoins, des fonctions mais aussi des élans de ce corps, qui n’est que le réceptacle de quelque chose de plus précieux : le cerveau, centre de pensée et de réflexion. Les émotions et sentiments qui viennent du cœur sont eux aussi bannis. Et si, dans l’optique cartésienne, le cerveau est lui aussi une mécanique, Lester et Peter sont alors deux machines. C’est ce que semble conclure Dick, mais pour des raisons différentes, car pour lui, la différence entre l’homme et la machine est avant tout une question de comportement, envers soi-même, et envers autrui.
Passons à Iran Deckard, l’épouse désœuvrée du chasseur de primes dans Les Androïdes. Si elle participe à ce mouvement de réification, c’est par son manque de vie, par une incapacité pathologique à éprouver d’authentiques sentiments. En effet, ses émotions sont programmées par un "orgue d’humeur", une machine dont elle use et abuse, car elle est incapable de ressentir quoi que ce soit par elle-même. Tout comme certains façonnent leur humeur à coups d’antidépresseurs et autres drogues, Iran est tributaire d’une machine qui la stimule. A la manière d’un spectateur qui choisit ses émissions sur le téléviseur auquel il est connecté, elle sélectionne ses doses quotidiennes d’émotions : 382, le désespoir, 481, l’espoir, 594, la soumission, 888, le désir de regarder la télé... La nature même de ses choix est révélatrice de son manque d’inspiration ou d’enthousiasme, et de l’usage limité qu’elle fait de cette invention.
Réduites à des numéros, ces émotions correspondent à des programmes stockés dans des banques de données. Quoi de plus artificiel ? Quand Iran exprime le semblant d’un vrai désir, c’est : "Tout ce que je veux, c’est rester assise, à regarder le plancher." (Dick 1968, p.17). Comme une machine, elle a besoin d’être en veille ou débranchée. Au réveil, elle dit : "I don’t want to be awake." (Dick 1968, p.1) qu’on pourrait traduire par "Je ne veux pas être consciente", formule qui rend plus justice à l’ambiguïté de la phrase que le "Je ne veux pas me réveiller." de la version française. Ce à quoi Iran veut échapper, c’est surtout la conscience d’elle même.
Pour souligner cette humanité déliquescente, le Narrateur évoque ses yeux gris sans joie ou sa voix spectrale, et termine son portrait en disant "her soul congealed" - son âme se glaça, ou son âme devint de glace - ce qui pour Dick est l’expression même de la réification, puisqu’à propos de "ces créatures devenues des instruments" il déclare : "bien que la vie biologique persiste en eux, leur âme - faute d’un meilleur terme - n’est plus là ou du moins a cessé son activité." (Dick 1972b, p.17).
En évoquant les Nexus 6 "retirés" par son mari, Iran dit : "ces pauvres androïdes", peut-être un signe de fraternité. Aux yeux de Deckard, elle est encore moins que cela : "la plupart des androïdes que j’ai connus avaient plus de vitalité et de désir que ma femme. Elle n’a plus rien à me donner." (Dick 1968, p.102). Il finit par la considérer comme un objet dont il est légitime de se séparer quand il n’est plus utile.
Le quatrième exemple d’humain réifié est le plus symptomatique : il s’agit de Pris Frauenzimmer dans Le bal des schizos. Comme si Pris était prédestinée à être une femme-machine, son père a une entreprise qui fabrique des simulacres, reproductions électro-mécaniques de personnalités réelles, comme le président Lincoln. Il est en quelque sorte le père de ces machines et il est tentant de franchir le pas qui ferait voir en Pris, sa fille, la première de ces machines. Pris a aussi une part active dans cette activité et dans la construction du premier simulacre. On ne conçoit que ce que l’on connaît bien, et Pris était désignée pour cette tâche, car dans son apparence, son comportement et ses pensées, elle a tout d’une créature artificielle, ou de l’image que l’on s’en fait. En un paragraphe, le narrateur, Louis Rosen, qui est pourtant attiré par elle, attire l’attention sur ce fait :
"elle n’avait pas l’air vraiment normal ni naturel (...) Son visage (...) paraissait dur sous le voile de deuil que formaient ses cheveux (...). Avec son étrange maquillage elle ressemblait à un Arlequin : yeux soulignés d’un trait noir, et rouge à lèvres violet ; des couleurs qui lui donnaient l’air irréel d’une poupée derrière ce masque qu’elle s’était composé." (Dick 1972a, p35).
Le réalisateur de Blade Runner Ridley Scott n’a jamais lu Dick.2 Pourtant, cette description de Pris l’humaine évoque irrésistiblement l’apparence de Pris l’androïde à la fin de son film, lorsqu’elle se cache au milieu d’automates et de poupées. La similitude entre les deux apparences sur le papier et sur la pellicule est frappante, et même si cette coïncidence ne peut à elle seule justifier l’idée d’un archétype de la femme-androïde, elle la suggère de troublante façon.
Avec sa voix neutre et monocorde, ses traits inexpressifs, Pris évoque les robots à visage humain des vieux films de science-fiction, et Rosen est frappé par la différence entre Pris et sa création, dont les rôles semblent être inversés : "à côté d’elle, le simulacre de Stanton rayonne de chaleur et de tendresse." (Dick 1972a, p.43). Son comportement contribue aussi à en faire une femme androïde. Pris a perdu ce sens de l’humour qu’on dit être le propre de l’homme, elle déteste les animaux que chérissent les humains des Androïdes, et elle partage cette caractéristique des androïdes : "aussi précise qu’une machine à calculer" (Dick 1972a, p.46).
Même en amour, où l’humain s’abandonne à ses élans, Pris est calculatrice. Si elle envisage le mariage, c’est sous l’angle de la transaction : elle se vend en pensant être payée de retour, et en tirer profit. En ramenant l’amour à une équation, le mariage à un marché, Pris se réduit à une chose, un bien de consommation, preuve supplémentaire du processus de réification dont elle est autant la responsable que la victime. Lorsqu’il est question d’amour physique, Pris est toujours froide et rationnelle. Rosen se dit qu’en faisant l’amour Pris serait d’abord observatrice, toujours consciente, mentalement détachée. Peu après, elle lui donne raison en se déshabillant d’une façon mécanique, dénuée de toute sensualité : "Qu’est-ce que je dois enlever ? Mes chaussures ? Mes vêtements ? Ou est-ce que tu veux le faire toi-même ? Je te préviens, ma jupe n’est pas à fermeture Eclair, mais à boutons. Fais attention de ne pas trop tirer dessus sinon le bouton du haut va sauter, et il faudra que je le recouse." (Dick 1972a, p.168).
Pris est à des années lumières de ce qu’elle fait, du corps qu’elle abandonne. Elle donne l’impression qu’elle pourrait être télécommandée, non pas parce qu’elle est docile, mais indifférente. Elle exprime ainsi son détachement par rapport à son enveloppe physique : "mon propre corps (...) Ce n’est pas moi. Je suis une âme. (...) je ne suis pas un corps physique, qui se meut dans le temps et l’espace." (Dick 1972a, p.163). Ce faisant, elle nie la seule partie objectivement humaine subsistant en elle. Elle affirme être une âme, mais elle est plutôt un cerveau, aussi rigoureux et insensible qu’un ordinateur. A propos de la jeune femme, le narrateur utilise l’expression "d’esprit nihiliste". Ce nihilisme est d’abord tourné vers elle-même, puisque par le geste, le verbe et la pensée, Pris renie son humanité physique et spirituelle.
Conscient de ce processus auto-destructeur, Rosen lui lance une cinglante vérité : "tu es détachée, et brutale. Non seulement envers moi, mais aussi envers toi-même, envers ce corps que tu méprises et dont tu affirmes qu’il ne t’appartient pas. (...) L’animal est presque un être humain, et tous deux sont de chair et de sang. C’est ce à quoi tu essaies d’échapper. (...) Qu’est-ce que cela fait de toi ? Une machine." (Dick 1972a, p.165). Pris ne peut se défendre de cette accusation qu’en argumentant au niveau de l’essence : "Mais une machine, ça a des fils électriques. Pas moi." (Dick 1972a, p.165). Cette piètre défense fait écho à une réflexion adressée au Lincoln : "Un animal est une créature de chair et de sang, alors qu’une machine n’est que fils et lampes." (Dick 1972a, p.145). Le texte anglais utilise le mot "wires", fil de fer ou fil électrique.
On est là au cœur de la problématique dickienne, où être et apparence, essence et comportement sont des concepts qui, une fois leur limites atteintes, doivent muter, subir une évolution ou une révolution. Les mots ont besoin d’un autre sens, car le rapport signifié/signifiant/référent est bouleversé. "Techniquement", Pris est une femme et le Lincoln un robot, mais peut-on se contenter de cette vision quand on voit à quel point le comportement de Pris est celui d’une froide machine, et celui du Lincoln d’un humain chaleureux ? On est en droit d’estimer caduque l’opposition organique/mécanique pour juger de l’humanité. Rosen l’a compris et est conscient du fossé qui sépare la créature et sa créatrice.3 Alors que le Lincoln se nourrit et s’enrichit des sentiments qu’il découvre, Pris réprime ses émotions, qui sont pour elle des faiblesses ou des obstacles.
En conséquence, la nature de Pris est remise en question. Toujours agent et victime, elle est la première à avoir l’idée de construire un simulacre à son image. Qui serait alors le plus humain des deux ? Sam Barrows, double masculin de Pris, émet l’hypothèse qui traverse les esprits en demandant si Pris n’est pas déjà une de ces machines. Même Rosen participe à cette réification générale en la chosifiant. A plusieurs reprises, il la rejette violemment en utilisant le terme de "thing" pour critiquer son comportement.4 Expression même de l’altérité, Pris semble ne plus appartenir à la race humaine.
Sam Barrows, riche investisseur, corrupteur, pollueur, est lui aussi une créature insensible. Pour lui, la vie est un pari, ce qui est une forme de calcul, mais un calcul cruel, fait au mépris de ses semblables, et son statut d’homme-androïde est exacerbé à travers la réflexion suivante : "il donnait l’impression d’un homme auquel on aurait retiré le cerveau pour y placer un servo-moteur ou des circuits à rétro-action de solénoïdes à relais. Bien entendu, l’ensemble aurait été télécommandé." (Dick 1972a, p.43-44). On retrouve cette image du cerveau centre de commande, de mémoire et de décodage, que Dick emploie souvent pour chosifier ses personnages. Dans "Définir l’humain", Herrick est ainsi décrit : "les yeux gris et froids comme l’acier avalaient des goulées d’informations, analysaient, soupesaient sans cesse (...) Ses facultés conceptuelles tournaient à plein régime comme un moteur bien rodé." (Dick 1955, p.80). Même un personnage relativement sympathique comme Deckard n’échappe pas à ce processus, en particulier quand il remplit sa fonction de chasseur d’androïdes : "Il s’interrompit, [et les conduits de] son cerveau se mi[ren]t à bourdonner, à calculer, à choisir, et il finit par modifier ce qu’il s’apprêtait à dire" (Dick 1968, p.129). Le terme anglais "conduit", paresseusement ôté de la traduction, peut être traduit par tube ou tuyau, renvoyant explicitement à l’artificiel. Comme le suggère une de ses victimes, Deckard est peut-être lui aussi un androïde, puisqu’au bout du compte il n’est qu’un outil fonctionnel, une machine à tuer.
La façon dont fonctionnent les rouages des cerveaux de Barrows, Deckard ou Herrick est la même que chez le robot de "Progéniture" : "Ses relais et banques de données cliquetaient en formant une image identificatrice de plus en plus précise et affichant via scanner toute une série de possibilités comparatives" (Dick 1954, p.129). Les opérations mentales des humains déshumanisés sont analysées et décrites comme des opérations mécaniques ou mathématiques. Leur cerveau, centre de ces opérations, est lui aussi une machine, et l’on peut se demander où se loge l’âme de ces personnages, qui n’ont pas besoin de greffe métallique pour ressembler à des robots.
L’insensible Barrows est aussi comparé à un lézard, animal au sang froid, mais une autre analogie animalière est encore plus frappante. A un moment, Rosen tient la main de Pris, mais elle la retire, de façon automatique, inconsciente. "Un réflexe. (...) Comme les araignées", se dit-il alors. (Dick 1972a, p.92). Cette image renvoie aux propos de Dick dans "L’homme et l’androïde" : "Quant à l’androïde, je l’imagine répétant à l’infini quelque geste réflexe limité, tel un insecte" (Dick 1972b, p.41). L’araignée n’est certes pas un insecte, mais la parenté est certaine, car les deux arthropodes appartiennent au règne inférieur de la création, souvent mentionné pour parler des androïdes. Pour Dick, le geste-réflexe est aussi l’un des points communs aux personnalités androïdes et schizoïdes, telles que Pris.
En plus de ces réflexes mécaniques qui évoquent les machines biologiques du courant comportementaliste, une autre caractéristique de la personnalité androïde est, selon Dick, qu’elle "pense les événements de sa vie beaucoup plus qu’elle ne les ressent". (Dick 1972b, p.38). On reste dans le domaine du cerveau ordinateur, loin des élans du cœur ou des émois de l’âme. Pris illustre encore cet aspect, lorsque le Stanton dit : "Priscilla n’écoute pas toujours ce que lui dicte son cœur (...) elle s’en remet trop souvent à ce que lui dicte sa tête." (Dick 1968a, p.83). A plusieurs reprises, Rosen souligne l’inflexible rigueur de Pris, avec la même image métallique seyant à toute machine qui se respecte (Chap. 5, 8, 14). Il emploie de façon péjorative le terme "iron" (fer) pour parler de l’insensible logique de Pris. On a ainsi l’impression que Le bal des schizos a été écrit pour illustrer l’essai "L’homme et l’androïde", alors que même si tous deux ont été publiés en 1972, le roman a été écrit dix ans plus tôt.
LES MACHINES HUMANISEES
Cette cohabitation de l’homme et de la machine n’est pas sans conséquences, et on assiste à un double mouvement : alors que l’humain se fige et prend les caractéristiques de la machine, celle-ci s’empare de ce que l’homme abandonne, et se pare d’humanité. D’abord manifeste à travers l’apparence, le phénomène prend ensuite une portée plus profonde.
Pour parler des machines humanisées, rappelons que dans Le bal des schizos les simulacres sont des machines d’apparence humaine, mais faites de plastique et de métal, alors que dans Les Androïdes les Nexus 6 sont des êtres créés en laboratoire, mais faits de chair et de sang, quasiment indiscernables de l’homme. Il faut garder à l’esprit cette différence de nature, car de par leur spécificité ces androïdes éprouvent les mêmes affres que leur lointain ancêtre littéraire, la créature de Frankenstein, ou leur futur cousin du monde réel, le clone.
Si les machines du Bal s’humanisent, c’est au départ en vertu des fantasmes animistes et anthropomorphistes que les personnages projettent sur elles, reflet direct du point de vue de Dick, ainsi exprimé :
"Notre environnement est en train de prendre vie au véritable sens du mot, ou en tout cas une demi-vie, qui a des caractéristiques analogues à la nôtre. (...) Par environnement, j’entends ce monde de machines que l’homme s’est fabriqué, de mécanismes artificiels, d’ordinateurs, de systèmes électroniques (...) toutes choses qui possèdent de plus en plus ce que les psychologues voient le primitif appréhender dans son environnement inanimé, c’est-à-dire : la vie." (Dick 1972b, p.12).
Là où il avait déjà raison, c’est qu’au rythme où la technologie évolue, le risque de confusion entre être vivant et mécanique autonome deviendra de plus en plus grand, à tort ou à raison. Nos descendants auront peut-être le loisir de se disputer avec leur porte d’entrée, de discuter avec un taxi automatisé, ou de se faire psychanalyser par leur valise, comme les personnages de Dick. La possibilité de mouvement et de parole n’est pas forcément synonyme de vie, mais qu’advient-il si à ces facultés s’ajoutent celles de raisonnement, de pensée, de sentiment ? Dénués de ces facultés, les végétaux sont pourtant bien considérés comme vivants. Il est peut-être alors temps de repenser ce concept, aussi déstabilisante cette remise en question soit-elle. A terme, on ne pourra plus rejeter intelligence et vie artificielles avec le même mépris que ces personnages qui assimilent les machines les plus intelligentes à des machines à laver.
A cette tentation animiste, s’ajoute l’illusion des apparences, grâce à une sophistication toujours plus grande des formes. S’il est difficile de prêter des sentiments à une machine-outil, la tentation est plus grande quand la machine est construite à l’image de l’homme. Malgré les mises en garde, l’apparence a un impact considérable sur l’homme et conditionne ses rapports avec autrui, comme le remarque Gérard Klein : "Le robot est une machine que son apparence humaine sauve. A endosser la livrée humaine, il finit par absorber les valeurs humaines, quelles qu’elles soient."5
Tomber dans le piège de la tentation anthropomorphiste, c’est ce qui arrive aux personnage du Bal des schizos quand ils sont confrontés aux simulacres de Stanton et de Lincoln. La mise en service du Lincoln est assimilée à une naissance, ses premiers gestes étant aussi maladroits que ceux d’un nouveau-né, et ses premiers bruits aussi inarticulés (Ch.7), et au lieu de dire "il fonctionne" ou "il s’anime", les personnages disent "il est vivant". On a même le sentiment de le voir grandir en accéléré quand, après l’étape de la naissance, il aborde celle de l’enfance, de la découverte, en lisant Peter Pan, puis le stade de l’âge adulte, de la reproduction, quand il est fait mention de sa descendance, où lorsqu’il est question de simulacres pouvant construire d’autres simulacres (Chap. 11 et 12), idée déjà développée dans la nouvelle "Autofac".6 Le parallèle homme/machine se poursuit jusqu’au bout, puisque la mise hors service des simulacres est assimilée à leur mort.
Comble de l’artifice et de l’inutile, et par-là même de l’efficacité, les simulacres sont capables de certaines fonctions biologiques qui répugnent aux hommes machines, comme s’éclaircir la gorge, se moucher, ou boire du café. Raffinement suprême, leur "peau" n’a pas la froideur métallique des robots classiques, au grand étonnement de ceux qui osent les toucher.
Un autre élément s’ajoute en faveur des simulacres : la complicité de certains humains dans ce processus d’humanisation. Par exemple, lorsque Rosen s’adresse au Lincoln, il le fait en ces termes déférents : "Monsieur le Président, (...) Monsieur, je regrette de vous déranger." (Dick 1972a, p.106). Il est conscient de l’absurdité d’une telle attitude mais, incapable d’ordonner les messages contradictoires que lui envoient ses sens et sa raison, il est aussi nerveux que s’il parlait au vrai Lincoln, victime de cette magie qu’est l’illusion du réel.
Dans le rapport que l’homme entretient à la machine, le lexique utilisé a aussi une grande importance. Dans les cent premières pages, les deux créations sont considérées comme des choses, ce dont témoignent les qualificatifs "machine, machin, engin, simulacre électronique"7, et l’emploi fréquent du pronom "it" qui renvoie à ce statut de non humain. On les appelle également le Lincoln et le Stanton, comme on dirait le robot ou la machine. Dans les cent dernières pages, le ton change et les noms aussi. L’article "the" placé devant le nom propre comme si c’était un nom commun a disparu. Le pronom personnel renvoyant au simulacre n’est plus "it" mais "he" ou "him". Rusés, les deux simulacres contribuent à ce changement en se donnant du "Monsieur" et en utilisant le terme "d’homme" pour parler l’un de l’autre. Influencés, les humains finissent par en faire de même, et comble de cette promotion, le Lincoln est comparé au plus noble des êtres humains, par un Rosen certes un peu perturbé : "s’il est aussi sage et compréhensif qu’il le paraît, il me pardonnera, comme le Christ." (Dick 1972a, p.218).
La stratégie est simple mais efficace : donner un nom humain courant à une machine confère à celle-ci un supplément d’âme et d’humanité. Par exemple, le robot NDR-113 devient Andrew dans "L’homme bicentenaire", d’Asimov, récit qui pousse à l’extrême l’humanisation d’un robot à l’intelligence et à la sensibilité exceptionnelles. A force de batailles juridiques et d’opérations chirurgicales, il finit par acquérir le statut d’homme, moralement, physiquement et légalement. Cette nouvelle pourrait servir à illustrer la thèse de Dick : l’humanité n’est pas question de nature physique mais de comportement, et l’opposition chair/métal est caduque. Si un jour on arrive à placer le cerveau d’un homme dans une machine, quel statut aura cette créature hybride ? Se demandera-t-on si l’âme du "donneur" le suivra dans le transfert ?
Si l’humanité est affaire de comportement, elle peut se distinguer dans la volition des créatures artificielles : en affirmant leur indépendance et leur libre arbitre, elles prouvent qu’elles sont tout le contraire de la machine réflexe. Les créatures de Dick contredisent ainsi l’idée reçue résumée par Demètre Ioakimidis : "Robots, automates ou androïdes, que ne peut-on leur demander ? (...) acteurs aussi prévisibles qu’infaillibles, car répétant scrupuleusement les mêmes gestes, intonations, mimiques et jeux de scène." 8
Les Nexus-6 des Androïdes refusent de continuer à travailler dans des conditions infernales pour le compte de l’homme. Ils s’enfuient sur terre avec un seul but : une vie meilleure, sans esclavage. Ils se révoltent aussi contre la programmation qui met un terme à leur existence au bout de quatre ans de service. Ce qu’Asimov appelle "le complexe de Frankenstein" - la révolte de la créature contre son créateur - est magistralement mis en image dans Blade Runner, dans la scène où l’androïde Batty tue son "père", qu’il appelle "le Dieu de la biomécanique", tout un symbole. Cette révolte fait d’eux tout le contraire d’un androïde selon Dick, c’est-à-dire un objet au service d’un but qui lui est étranger. Ils réagissent ainsi en partie à cause de leur ressemblance avec l’homme, comme le souligne Gérard Klein : "un esclave (...) lorsqu’il tend à ressembler tout à fait à son maître (...) ne peut plus rester esclave, ni aux yeux du maître, ni à ses propres yeux."9 Le seul point de désaccord entre cette remarque et Les Androïdes est que dans le roman les maîtres s’accommodent fort bien de la servitude de leurs répliques, parce qu’ils refusent de voir cette ressemblance.
Quant aux simulacres du Bal des schizos, ils ont eux aussi une
propre : à travers leurs propos, ceux du narrateur ou des autres personnages, on entend parler de leurs intentions, de leur décisions, de leurs opinions, de leurs goûts. Quand le Stanton s’allie à Barrows, c’est pour servir ses propres intérêts. Typiquement humaines, les machines deviendraient presque égoïstes. Doté de ce premier droit qu’est la liberté de parole, le Lincoln revendique sa liberté totale, et s’offusque à l’idée qu’on puisse vouloir l’acheter. Alors au lieu de se demander si la machine est humaine, peut-être vaudrait-il mieux se demander si elle est une personne, et se pencher sur les droits de cette catégorie, comme dans La tour de verre de Robert Silverberg, ou Dans le torrent des siècles de Clifford D. Simak.
De plus, les androïdes et simulacres de Dick ont des sentiments et réactions semblables à ceux des humains, sans avoir recours à l’orgue d’humeur comme Iran Deckard. Entre Les androïdes et Le bal, la palette des sentiments est largement couverte, comme le montre le recensement suivant : "[Rachel] était même devenue plutôt enjouée et aussi humaine que n’importe laquelle des femmes qu’il connaissait." (Dick 1968, p.197), "[le Lincoln] rit de bon cœur. Je goûte votre humour, Mr Barrows.", "[le Stanton] avait l’air confiant et satisfait" (Dick 1972a, p.144, 185). Rachel fait plus dans l’humour noir quand elle dit à Deckard : "Si j’entrais dans une pièce et que je tombais sur un sofa tapissé de votre peau, le Voigt Kampff ferait tilt !" (Dick 1968, p.195). Plus sérieusement, certains de ces êtres artificiels sont capables d’empathie, envers leurs semblables ou envers leur modèle humain : Rachel se sent solidaire de sa "jumelle" Pris, elle a été l’amie très proche de la cantatrice androïde Luba Luft, et elle affirme aimer Deckard, sentiment partagé entre les androïdes Roy et Irmgard Baty (Dick 1968, p.190, 200, 195, 225). Quant à l’amour physique, on note encore la différence avec Pris Frauenzimmer : "Nous les androïdes, on est incapables de maîtriser nos passions physiques, sensuelles." (Dick 1968, p.197)
Du côté obscur des sentiments, la vie des androïdes et simulacres est aussi faite de solitude : "Les androïdes sont seuls, eux aussi.", de jalousie : "Cette chèvre ! Tu aimes cette chèvre plus que tu ne m’aimes moi [Rachel].", de peur primaire : "Ses paroles n’avaient pas réussi à libérer [Pris] de sa gangue de terreur. (...) La frayeur lui donnait l’air malade.", (Dick 1968, p.154, 203, 71). Ils peuvent aussi éprouver de la tristesse : "le Lincoln lui jeta un regard mélancolique. De ma vie, je n’avais jamais vu se peindre un tel désespoir sur un visage.", et leur tourments aller jusqu’aux affres de l’inquiétude métaphysique : "Quand je [Stanton] songe à la brièveté de mon séjour sur terre, englouti par l’éternité qui le précède et celle qui va le suivre... au petit espace que je remplis ou même que je vois, absorbé par l’infinie immensité des espaces, que je ne connais pas, et que ne me connaissent pas... j’ai peur." (Dick 1972a, p.136, 76).
Le titre de la première édition française des Androïdes résume bien cette série d’états d’âme, puisqu’il s’agit de Robot Blues, jolie formule qui pourrait s’appliquer à Rachel, abattue quand elle prend conscience qu’elle ressemble en tous points à l’androïde Pris. Même si elle est le modèle original de sa série, elle n’est qu’un objet reproductible, et ses innombrables copies sont autant de démentis à son humanité. Elle se compare alors à un produit manufacturé insignifiant, des capsules de bouteilles, fabriquées à l’infini ; puis revient l’image de la créature inférieure, de l’insecte : "des fourmis ! C’est ce que nous sommes. Des machines réflexes (...) dépourvues de vie réelle." (Dick 1968, p.195).
Cette réaction est la même que celle du héros du film A.I - Intelligence Artificielle de Spielberg, dans la scène où il découvre toute une batterie de modèles qui lui ressemblent, emballés, prêts à l’emploi. Malgré tout, l’ambiguïté demeure : la multiplicité des modèles favorise la théorie : être artificiel = machine produite à la chaîne, mais la réaction des personnages confrontés à cette révélation en fait plus que d’insensibles machines : la déprime de Rachel ou la tentative de suicide de David dans A.I. ne peuvent laisser indifférent. A des degrés divers, le commentaire fait à propos du Lincoln peut s’appliquer à chacun de ces personnages : "he was not dead emotionally ; quite the contrary." (Dick 1972a, Ch.14. On se passera ici de la version française, maladroite).
Si ces créatures d’apparence humaine sont autonomes, douées d’intelligence, capables de volonté et de sentiments, que leur manque-t-il pour être l’égal de l’homme ? Etre né de l’union naturelle d’un homme et d’une femme ? Mais alors qu’en est-il des êtres nés grâce à la fécondation artificielle ? Qu’en sera-t-il des clones de demain ? Leur tort est peut-être de ne pas être entièrement fait de chair et de sang ? Mais alors quel est le statut des êtres à qui l’on a greffé une prothèse ou un organe artificiel ? Et de ceux à qui on greffera une puce dans le corps ?
C’est en s’appuyant sur un tel raisonnement que le robot de "L’homme bicentenaire" gravit les échelons de l’humanité. Si un humain doté d’un cœur artificiel est toujours considéré comme tel, ou est la limite entre l’homme et la machine ? Y a-t-il un pourcentage de composants mécaniques à partir duquel on cesserait d’être humain ? Et qui déciderait de cette nouvelle "norme", avec tous les dangers et dérives que cette notion implique ?
Mais tout cela n’est que bavardages, ce qui leur manque, c’est une âme ! C’est là le point fondamental de la discussion, si fondamental qu’au 19ème siècle on se demandait si les femmes ou les Noirs en avaient une... A présent on se bat encore pour savoir quand l’âme vient à l’embryon, et les animaux machines servent toujours dans les laboratoires. Avant d’être posée comme dans les œuvres de science-fiction, la question de savoir quand l’âme viendra à la machine reste donc encore assez théorique dans notre monde réel.10 Quand Descartes parle de l’âme, dont seul l’homme est dépositaire, le philosophe prend soin de différencier la pensée et le cerveau. L’écrivain Harry Harrison et le scientifique Marvin Minsky ont un avis divergent dans Le problème de Turing : "Nous ne devrions pas envisager l’esprit et le cerveau comme deux entités différentes (...) puisque ce sont deux manières différentes de considérer la même chose. L’esprit est simplement ce que fait le cerveau." (Harrison et Minsky, 1992, p.118, 268). Dans leur roman, comme dans "L’homme bicentenaire", il ne fait aucun doute que la machine a une âme.
Dick préfère cultiver l’ambiguïté : certains de ses personnages humains n’ont pas d’âme, ou, si l’on peut l’exprimer ainsi, une âme de machine, et certaines machines ont une âme d’homme. Dick demandait si les androïdes rêvaient, il a aussi posé la question essentielle : "Où va l’âme des androïdes après leur mort ? (...) Ont-ils donc une âme ? Ou en l’occurrence, avons-nous donc nous même une âme ?" (Dick 1972b, p.52). Peut-on parer ou priver un être d’un attribut dont on ne connaît scientifiquement ni la nature ni les manifestations ? Ne serait-ce pas être aussi arbitraire que les penseurs-censeurs d’autrefois ?
Moins polémique que le concept d’âme, la capacité d’empathie est pour Dick le critère suprême pour juger de l’humanité d’un être. Sa position se résume ainsi : l’humanité n’est pas une question de naissance ou d’essence, mais une question de comportement. La faculté de faire preuve de bonté, de compassion, de charité envers autrui est ce qui sépare l’authentique humain de cette contrefaçon qu’est l’homme androïde.11 Lorsque Dick aborde la question de l’identité, le climat d’incertitude baignant ses œuvres doit beaucoup à cette vision de l’humanité, à la fois simple et compliquée. Simple, parce qu’il est aisé de reconnaître des manifestations de bonté et de chaleur humaine ou d’en constater l’absence ; compliquée, car elle conduit à remettre en question la nature des êtres qui nous semblent familiers, à commencer par nous-mêmes.
La conclusion qui s’impose est qu’être né du ventre d’une femme n’est donc pas un gage absolu d’humanité. De même, être né dans un laboratoire ou une usine n’est pas forcément un obstacle sur la voie de l’humanité. Que cette qualité s’acquière ou qu’elle soit innée, il est clair que dans l’optique dickienne, tous les hommes n’en sont pas obligatoirement pourvus et toutes les mécaniques pas automatiquement privées.
Au cours de cette réflexion, un des problèmes récurrents a été celui de la définition de mots tels que vie, pensée, intelligence, âme... problème auquel sont confrontés depuis des siècles les philosophes et depuis quelques décennies les auteurs de science-fiction. Ce que la science-fiction a illustré et prouvé dans ce domaine, c’est qu’il n’y a pas de définition gravée dans le marbre de tous ces concepts, qui sont trop complexes pour ne pas être évolutifs.
Reflet des futures évolutions ou révolutions sociales, ontologiques ou philosophiques, la science-fiction prouve, s’il en était encore besoin, que l’être humain ne peut se définir que par rapport au monde qui l’entoure et qu’il réinvente constamment, à travers les progrès de la science, de la technologie, de la médecine, ou encore les transformations de la société. Ainsi, beaucoup des problèmes rencontrés par les androïdes sont ceux que pourraient affronter les clones de demain, comme dans Reproduction interdite de Jean-Michel Truong.
On pourrait rendre un autre hommage à la science-fiction, en suggérant qu’à travers ses portraits et tableaux de l’homme et du monde de demain, elle n’est pas seulement le reflet, mais aussi, d’une certaine manière, un acteur de cette perpétuelle évolution.12 Par son statut privilégié de littérature universelle de réflexion, la science-fiction, tout en prouvant qu’elle est un genre indispensable, prouve avec une longueur d’avance sur le réel, qu’en transformant le monde, l’homme se transforme, jusqu’à peut-être, un jour, devenir "plus qu’humain".
Hervé LAGOGUEY Université de Reims
Bibliographie : œuvres utilisées
Pour les œuvres américaines, mention du titre original et date de première publication, puis de l’édition française utilisée.
Romans
Asimov, Isaac, et Silverberg, Robert, The Bicentennial Man, 1993.
Tout sauf un homme, Paris, Plon, 1993.
Asimov, Isaac, I, Robot, 1950.
Les robots, Paris, J’ai lu, 1979.
Dick, P.K., Do Androids Dream of Electric Sheep ?, 1968.
Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?, Paris, J.C. Lattès, 1979.
Dick, P.K., We Can Build You, 1972.
Le bal des schizos, Paris, J.C. Lattès, 1979.
Harrison, Harry, et Minsky, Marvin, The Turing Option, 1992.
Le problème de Turing, Paris, Le livre de poche, 1998.
Silverberg, Robert, The Tower of Glass, 1970.
La tour de verre, Paris, Opta, 1972.
Simak, Clifford D., Time and Again, 1951.
Dans le torrent des siècles, Paris, J’ai lu, 1973.
Truong, Jean-Michel, Reproduction interdite, Paris, Olivier Orban, 1989.
Nouvelles et recueils de nouvelles
Asimov, Isaac, "The Bicentennial Man", 1976.
L’homme bicentenaire, L’homme bicentenaire, Paris, Denoël, 1978.
Dick, P.K., "Progeny", 1954.
"Progéniture", Souvenir, Paris, Denoël, 1989.
Dick, P.K., "Human Is", 1955.
"Définir l’humain", Le livre d’or de la science-fiction : Philip K. Dick, Paris, Presses Pocket, 1979.
Histoires de machines, Paris, Le Livre de Poche, 1974.
Histoires de robots, Paris, Le Livre de Poche, 1974.
Histoires d’automates, Paris, Le Livre de Poche, 1983.
Essais
Dick, P.K., "The Android and the Human", 1972.
"L’homme et l’androïde", Le grand O, Paris, Denoël, 1988.
Truong, J.M., Complètement inhumaine, Paris, Seuil, 2001.
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