– Vous vous rappelez peut-être m’avoir entendu autrefois faire des conjectures sur mon destin _ me demander si j’étais condamné à errer à travers toute une série d’époques diverses et de mondes légèrement différents du mien, à connaître les nombreuses manières dont l’Homme peut se détruire ou s’améliorer.
Le Seigneur des airs
1902 est la date à partir de laquelle le capitaine Oswald Bastable officier de sa majesté britannique fut projeté en 1973. Mais il ignore qu’il ne s’agit pas du futur de sa Terre mais de celui d’un monde parallèle où la première guerre mondiale n’a jamais éclaté. Ce monde est paisible en apparence. Mais il repose sur la domination coloniale des puissances européennes, des Etats-Unis et du Japon.
Winston Churchill occupe le poste de vice-roi des Indes, Mick Jagger celui de chef militaire. Lénine est toujours révolutionnaire bien que la Révolution ne se soit jamais produite. Quant à Ronald Reagan (à l’époque gouverneur de Californie sur notre Terre) il exerce la fonction de chef scout violent et raciste (1).
Mais des révolutionnaires dont Una Pearson de la Ligue des Aventuriers temporels (2) et un certain Comte Rudolfo Guevara s’opposent à l’ordre établi. La lutte aérienne conduit les révoltés à bombarder un objectif stratégique situé à Hiroshima.
Le Léviathan des terres
Oswald Bastable lorsqu’il se retrouva en 1904 dut convenir qu’il ne se trouvait pas sur son monde. Sur la Terre où il se trouvait un inventeur de génie Manuel O’Bean avait développé les sciences et techniques assurant la prospérité et l’éradication de la famine. L’utopie ne dura pas longtemps. Les guerres civiles et les conflits entre Etats anéantirent l’essentiel de la civilisation.
Un îlot de paix subsiste en Afrique du Sud dirigée par le Mahatma Gandhi. Entré au service de sa flotte en compagnie d’officiers comme le Sicilien Caponi et l’Anglais Lawrence, Bastable fit la connaissance du conquérant africain Cicéro Hoods surnommé l’Attila Noir. Ce dernier après avoir unifié presque toute l’Afrique et conquit l’Europe se prépare à attaquer les Etats-Unis dominés par le Ku-Klux-Klan où on trouve Herbert Hoover (31° président américain dans notre monde) et Patrick Joseph Kennedy (grand père de qui vous savez) qui porte le surnom de "la Grenade".
Le Tsar d’acier
Bienvenue en 1941. La guerre mondiale vient d’éclater et les Japonais attaquent Singapour grâce à leur flotte aérienne de dirigeables. Quelque chose cloche ? Sur cette Terre parallèle il existe quelques petites différences, entre autres la Révolution Russe qui n’a pas eu lieu, ou plus exactement les Socialistes de Kerenski ont pris le pouvoir en douceur en 1905. Dans l’ensemble la planète est assez calme, trop calme sans doute pour ses habitants car tout d’un coup les Japonais s’en prennent aux empires britannique, russe, portugais et hollandais.
Ceci constitue le décor de la première moitié du roman durant laquelle Moorcock décrit la longue déchéance d’une partie de l’Empire Britannique. Je soupçonne l’écrivain anglais d’avoir élaboré l’empire Grand Breton dans la série "Hawkmoon" dans le seul but de le détruire à la fin du cycle.
La deuxième partie se déroule en Russie qui connaît une guerre civile. Le chef des insurgés est surnommé le Tsar d’acier et il faut reconnaître Staline dans ce personnage. Cette rébellion s’inspire de la révolution russe historique qui fut d’ailleurs brillamment décrite par Moorcock dans "Byzance 1917" (3). Certains des personnages sont d’ailleurs présents dans les deux romans.
Dans cette trilogie Moorcock utilise le décor pour exposer ses théories sur la nature humaine, le tout dans un contexte où alternent action, romantisme, anarchie et menace d’apocalypse.
Dans les deux premiers romans de la série "Le Seigneur des airs" et "Le Léviathan des terres" nous faisons connaissance d’un même personnage se retrouvant sur deux Terres différentes : un dénommé Joseph Korzeniowski. Outre son nom et sa personnalité il a sur ces mondes parallèles la particularité d’exercer la fonction de capitaine. Dans ce premier roman il commande un dirigeable et se met au service du général O.T. Shaw chef d’un complot socialiste. Dans le deuxième il devient capitaine d’un sous-marin. Après avoir erré sous les mers en coulant quelques navires il finit par se mettre au service de la pacifique Afrique du Sud dirigée par Gandhi.
Le Korzeniowski du Léviathan des terres présentait des similitudes évidentes avec le Capitaine Nemo. Mais son nom était également révélateur... En effet Joseph Korzeniowski est le véritable nom de Joseph Conrad. Précisons que Teodor Jozef Konrad Nalecz Korzeniowski est d’origine polonaise et qu’après avoir navigué sur les mers, il prit la nationalité anglaise et le nom de plume de Joseph Conrad. Le Korzeniowski de Moorcock est lui aussi d’origine polonaise et dans "Le Léviathan des Terres" il envisage de se retirer dans le Nord de la Grande-Bretagne pour y écrire des romans.
Le lien entre les deux Korzenoiwski étant établi, intéressons nous à un autre noble polonais : le Capitaine Nemo ! Les lecteurs ayant lu "L’île mystérieuse" se souviendront qu’il s’agit d’un prince indien. Mais il y eut en fait deux capitaines Nemo : celui de "20000 lieux sous les mer" et celui de "L’Île mystérieuse". Dans "20000 lieux sous les mer" Nemo affirme au professeur Aronnax "J’ai étudié à Londres, à Paris, à New-York". Par contre dans "L’île mystérieuse" Jules Verne explique : "Le prince Dakkar (Nemo) voyagea dans toute l’Europe (...). Le prince Dakkar haïssait le seul pays où il n’avait jamais mis les pieds (...) : Il haïssait l’Angleterre". La contradiction saute aux yeux. En fait entre les deux romans Jules Verne a procédé à une modification du passé du capitaine Nemo. A l’origine il s’agissait d’un noble polonais qui éprouvait une haine pour l’Empire Russe. C’est à cet empire qu’appartient le "navire d’une nation maudite" que le Nautilus coule à la fin de "20000 lieux sous les mers". Mais, apparemment sous la pression de l’éditeur, il ne pouvait être question de donner à la Russie le titre d’ Empire du mal " en raison de la russophilie se développant en France ( et qui contribua au succès de "Michel Strogoff"). Aussi il fallait trouver une autre nation dont le capitaine Nemo veuille se venger ( ce sera l’Angleterre) et donc de changer les origines de Nemo.
En résumé la personne du capitaine Nemo est à l’origine un noble polonais. Lorsque Michael Moorcock décide de créer le personnage du capitaine Korzeniowski il s’inspire du capitaine Nemo. Mais par un clin d’oeil il lui restitue sa véritable origine polonaise et par un autre clin d’oeil il s’inspire de Joseph Conrad en lui redonnant à lui aussi sa véritable identité.
Dans les univers uchroniques parcourus par Oswald Bastable qui sont, sous une forme baroque et fantaisiste, une transformation de notre monde, Moorcock s’est livré avec Korzeniowski et bien d’autres à une reconversion de personnages romantiques alternant romantisme et drame.
(1) dans certaines éditions il porte le nom d’Egan
(2) cf. les Danseurs de la fin des temps
(3) éditions Lattès, 1981
Damien Dhondt
Michael Moorcock _ Le Nomade du temps ( Le Seigneur des air / Le Léviathan des terres / Le Tsar d’acier) _ Traduction : Denise Hersant & Jacques Schmitt, Sébastien Guillot _ Gallimard Folio SF _ septembre 2008 _ Réédition, poche, 720 pages _ 9,90 euros